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La date de la rentrée : Comment l'écrire en Corse ?


le Jeudi 12 Septembre 2013 à 00:07

Il y a quelques jours c'était la rentrée scolaire qui faisait le buzz sur les réseaux sociaux. Mon attention a été attirée par la photo d'un tableau noir sur lequel on avait écrit la date du jour en Corse : Venneri, u 6 di Sittembre di u 2013.



La date de la rentrée : Comment l'écrire en Corse ?
On remarque ici les occurrences de l'article (U) et de la préposition (DI) qui dans le même contexte n'apparaissent pas dans d'autres langues comme le français ("vendredi 6 septembre 2013") ou l'italien moderne ("venerdì 6 settembre 2013"; dans l'édition de 1840 des "Promessi Sposi" Alessandro Manzoni renonce à l'article et à la préposition).
On notera par ailleurs que le même format est possible en corse:
  1. Luni 28 maghju 1973 (S. Cesari, 745)
Un sondage: correct ou incorrect?
J'ai donc posé aux internautes la question de savoir si LUNI 18 MARZU 2013 était une traduction corse correcte de LUNDI 18 MARS 2013suivante (https://www.facebook.com/groups/CorsicaScrivi/permalink/589576977747405/ ).
Le résultat du sondage a été clair: 85% des réponses indiquent que le type sans article est INCORRECT. On notera que personne n'indique les raisons pour lesquelles article et/ou préposition seraient obligatoires, tout en exigeant parfois qu'on démontre pourquoi il est "correct" de les ometttre.
Un internaute a cependant exprimé une position plus équilibrée:
  1. "Tutti i formi GHJORNU + (U) + NUMARU + (DI) + MESI + (DI U) + ANNATA.
En mettant entre parenthèses l'article (U; LU) et la préposition (DI), on signifie qu'ils sont FACULTATIFS, et que toutes les combinaisons sont correctes, depuis la plus simple (Luni 18 MARZU 2013) jusqu'à la plus compliquée (Luni U 18 DI marzu DI U 2013)
Il est vrai que depuis quelques années le type "compliqué" est de plus en plus fréquent (à l'écrit!), ce qui ne signifie pas que l'article est OBLIGATOIRE, et que son omission est "INCORRECTE".

La règle de l'écart maximum
En réalité la montée en fréquence de l'emploi de l'article dans les dates est dû aux prescriptions de nos "grammatiseurs", et s'explique surtout par la recherche de l'ÉCART MAXIMUM par rapport à l'actuelle langue dominante: le français n'emploie pas l'article dans les dates (lundi 18 mars 2013), donc le corse doit s'en éloigner, par exemple en employant l'article (luni U 18 DI marzu DI U 2013). Ici le choix de l'article comme moyen de distanciation par rapport au français s'explique par les constructions italiennes du type NEL 1867 qui correspond à "EN 1867". L'influence du type italien avec la "preposizione articolata" (nel est la contraction de in+il) explique la fluctuation entre le type in lu 1867 et le type in 1867. Les deux types sont parfois employés par les mêmes auteurs:
  1. in 24, in 72, in 73, in 1867 (D.A.Geronimi, Rigiru 1:31)
  1. in lu 75 (D.A.Geronimi, Rigiru 6:32)
  1. in u 1974 (D.A.Geronimi, Adecec 0623)
Si l'influence de l'italien (littéraire) a été réelle chez les lettrés corses (à une époque où la plupart des Corses -et des Italiens d'ailleurs- étaient analphabètes) aujourd'hui on ne peut plus dire que corse et italien soient "en contact". Mais l'influence de l'ancien modèle (à l'écrit) perdure, relayé par une partie de la classe "instruite", surtout par les professeurs d'italien formés à l'école française, et dont le bagage linguistique se résume souvent aux prescriptions des grammaires d'italien à l'usage des francophones.
Ce type d'ouvrages s'attache surtout à montrer les différences entre italien et français, par exemple:
  1. "En italien le millésime est précédé de l'article: ... nel 1915 "en 1915" (O.&G.Ulysse, 1914).
L'opposition entre les différents modèles explique également d'autres hésitations qui se manifestent dans le domaine en question, celui de l'expression de la date. Un internaute se demande quelle est la forme correcte:
  1. U quantu simu oghje ? / "U quantu ne simu" / "U quantu n'avemu".
En effet en corse ont peut observer ces trois constructions, ainsi qu'une quatrième ("Quantu n'avemu oghje") qui n'a pas été mentionnée par les internautes, peut être en raison de l'idée (fausse) que l'article est requis quand il s'agit d'exprimer la date. Ici aussi on peut citer la grammaire italienne précédemment évoquée:
  1. "Pour demander le quantième du mois on dit: Quanti ne abbiamo oggi? "Le combien somme-nous aujourd'hui?" (O.&G.Ulysse, 1914)
On remarquera en passant une différence entre italien et corse où on note l'absence d'accord (QUANTI ne abbiamo/ QUANTU n'avemu). Le type le type u quantu simu (correspondant au français) coexiste donc avec quantu n'avemu (correspondant à l'italien). Quant au type U quantu n'avemu, il représente probablement une sorte d'hybridation entre les deux autres constructions.

La diversité des usages
Pour observer la variétés des usages, il suffit de parcourir les forums, ou même certains sites institutionnels comme celui de l'Académie de Corse:
  1. Per dumandà a data : - Chì ghjornu simu ? - U quantu n'avemu ? (http://www.forucorsu.com/t883-Per-di-a-data.htm )
  1. Quantu n'avemu ? N'avemu u quattordeci)  ftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/bo/2003/hs2/corse.pdf
  1. Quantu n’avemu oghje ? Oghje semu luni u vinti ( http://www.ac-corse.fr/lcc_20/file/516/.)
La diversité des constructions est considérable. Dans l'exemple suivant on note la présence de l'article devant le jour (chiffré) et son absence devant l'année:
  1. Per dì a data d'oghje hè megliu à dì :- oghje simu U 26 D'uttobre 2011 o - oghje simu I 26 d'uttobre 2011 (http://www.forucorsu.com/t883-Per-di-a-data.htm )
Dans l'exemple que nous venons de citer, on note même l'emploi de l'article au pluriel, comme en ancien italien ou même dans l'usage "burocratico" où il apparaît sous la forme , abusivement accentuée (confusion avec l'adverbe). Cet emploi est jugé "inutile" même en italien:
  1. "Si tratta di un'anticaglia inutile, che non c'è ragione di mantenere in vita: meglio adoperare il, e meglio ancora sopprimere senz'altro l'articolo" (L.Serianni, Italiano, 2000)
Incohérences de la grammatisation
Les "grammatiseurs" vont parfois jusqu'à énoncer des prescritions manifestement saugrenues, c'est-à-dire contraires aux pratiques de la grande majorité des auteurs corses. Suivant le modèle italien moderne (sono le sette "il est sept heures), certaines grammaires corses (Yvia-Croce 1972:142) prescrivent le type sò e sette ("il est sept heures") plutôt que sò sett'ore qui est pratiquement le seul type employé (et correspond d'ailleurs à l'ancien italien son sett'ore). Ainsi, toujours dans le but de s'éloigner du français, on "colle" à l'italien moderne pour sanctionner des usages corses (qui coïncident parfois avec l'italien ancien, pourtant souvent évoqué pour évoquer la thèse de "l'italianité" du corse).
Comme nous le soulignons souvent, l'usage corse est caractérisé par l'insécurité linguistique, écartelé entre la terreur panique di gallicisme et le fantôme du modèle italien. Mais comme nous venons de le voir, les langues plus huppées comme l'italien ne sont pas à l'abri des fluctuations, qui ne sont nullement mortelles tant que dure leur pratique. "Fluctuat nec mergitur" en quelque sorte.
Idem pour les usagers du français, si l'on en en juge par cet échange sur un site qui se propose de résoudre certains problèmes de grammaire française. Il s'agissait justement de problèmes de date (ABC de la langue française : forums , Pratiques linguistiques, "Le quantième" ou "le combien?":
  1. Un invité: Je voudrais connaitre la bonne formulation pour cette question. Dit-on Nous sommes le combien aujourd'hui? Ou, nous sommes le quantième aujourd'hui? Pour connaitre la date du jour.
  1. L'administrateur: La «bonne» formulation consisterait surtout à faire suivre le verbe du sujet puisqu'il s'agit d'une question : «le combien sommes-nous aujourd'hui ?», ou «le quantième sommes nous aujourd'hui ?». Les deux se disent, et probablement que le second est plus rare donc moins «bon». Les plus courageux risquent même un : «le combientième somme-nous aujourd'hui ?»
  1. Un autre invité: Il me semble que, pour être tout à fait correcte, la formulation Le quantième sommes-nous ? est incomplète et que la “bonne” tournure serait plutôt Le quantième du mois sommes-nous ? ou Quel est le quantième du mois aujourd'hui ? 
    Mais tout cela sonne furieusement vieille France et un tantinet pédant, non ? (http://www.languefrancaise.net/forum/viewtopic.php?id=4814 )
Dans le discours "De l'universalité de la langue française" on relève un conseil de bon sens, qui n'est malheureusement pas la chose du monde la mieux partagée:
  1. « La grammaire est l'art de lever les difficultés d'une langue ; mais il ne faut pas que le levier soit plus lourd que le fardeau. » (Rivarol)
En montrant que les caprices de la grammaire caractérisent toutes les langues naturelles, j'espère ne pas avoir contribué à accroître l'insécurité linguistique. Mon attitude n'a rien à voir avec le purisme intransigeant qui, sous prétexte de favoriser l'expression, fait peser sur elle comme une chape de plomb et provoque le mutisme. Car malgré ce qu'affirme le dicton bien connu:
  1. « C'est la parole qui est d'or ; le silence est de plomb. » (Hervé Bazin, Ce que je crois)
 Jean CHIORBOLI, 10 septembre 2013