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Fernand de Varennes : « Exclure l’utilisation de la langue corse est déraisonnable et discriminatoire »


Nicole Mari le Vendredi 31 Mars 2023 à 20:17

En réaction à la décision du tribunal administratif d’interdire la langue corse dans les débats sous prétexte de la Constitution, l’Assemblée de Corse a invité, vendredi matin, Fernand de Varennes, rapporteur spécial des Nations unies sur la question des droits humains et des minorités, pour donner son avis sur cette décision judiciaire. L’expert onusien a estimé cette interprétation de la Constitution assez surprenante, déraisonnable et discriminatoire et contraire aux obligations internationales de la France en matière de droits humains à l’égalité. Il explique à Corse Net Infos qu’aucun autre pays n’est allé aussi loin dans l’exclusion d’une langue minoritaire.



Fernand de Varennes, rapporteur spécial auprès des Nations unies sur la question des droits humains, et Nanette Maupertuis, présidente de l’Assemblée de Corse. Photo CNI.
Fernand de Varennes, rapporteur spécial auprès des Nations unies sur la question des droits humains, et Nanette Maupertuis, présidente de l’Assemblée de Corse. Photo CNI.
- Pourquoi un rapporteur des droits humains de l’ONU a-t-il accepté de venir à l’Assemblée de Corse ?
- Tout simplement parce qu’on m’a invité. En tant que rapporteur spécial de l’ONU, il est très important de sensibiliser le public, le gouvernement et d’autres instances aux droits humains des minorités. Dans le cadre de mon mandat d’expert indépendant, lorsque je suis invité, soit à prendre la parole, soit à participer à des conférences, des réunions, soit à donner mon avis comme on me l’a demandé ici, je le fais de bon gré. Mon mandat dans le domaine linguistique est de s’assurer que les pratiques d’un Etat soient conformes aux obligations internationales parce que la langue, c’est aussi une question de droits humains, de droits de l’Homme. Ce n’est pas seulement une question de décision politique. Il y a le droit dans certains contextes d’utiliser la langue comme la langue corse.  

- Cette situation linguistique en Corse est-elle spécifique ou est-ce un cas courant ?
- Dans plusieurs pays, il y a quelquefois des questions linguistiques qui posent problème. C’est plutôt quand même exceptionnel la décision récente du tribunal administratif qui semble imposer l’usage exclusif du français dans les instances publiques gouvernementales. Cela va très loin ! Je ne peux pas identifier un autre pays où on a appliqué ce genre de raisonnement. Partout où il y a une langue, même s’il y a une seule langue officielle, une seule langue nationale, on permet toujours l’utilisation d’autres langues pour certaines fonctions publiques. Par exemple, même au niveau d’un musée national, il y a toujours des affiches ou des guides en anglais ou dans d’autres langues. Imposer la seule utilisation de la langue française est plutôt extrême parce que dans tous les pays, à ma connaissance, on utilise toujours d’autres langues lorsque c’est approprié. D’ailleurs on le fait ici en France avec l’anglais qui est utilisé même dans les programmes universitaires. Des programmes d’études dans des universités publiques sont offerts exclusivement en anglais, des diplômes sont décernés en anglais, donc je ne vois pas pourquoi l’anglais ne pose pas problème et que le corse est interdit !   

- La décision du tribunal administratif fait peser le risque de l’annulation des délibérations et des votes. N’est-ce pas aller vraiment très loin ?
- Je ne suis pas un expert de la situation en Corse, mais cette décision est une interprétation qui va très loin et qui peut être discriminatoire. Lorsque j’utilise le mot discriminatoire, je parle d’obligations internationales. L’interdiction de la discrimination fondée sur la langue est contenue dans des traités comme le Pacte international des droits civils et politiques auquel la France a adhéré. Exclure l’utilisation de la langue corse semble déraisonnable et peut être discriminatoire, surtout parce qu’il y a d’autres langues comme l’anglais qui, elles, sont tolérées  ou privilégiées. Il y a ici deux poids, deux mesures. Quand une langue est exclue et d’autres sont privilégiées, il faut se demander si c’est conforme aux obligations internationales de la France.  

- Peut-on parler de déni de démocratie ?
- Ce n’est pas ma fonction de dire cela. Mon mandat se limite aux droits humains. Je crois qu’il y a des questions à ce sujet. J’ai déjà exprimé des craintes très importantes sur le fait d’exclure des langues régionales comme le corse jusqu’à ce point-là, cela met en cause des pratiques qui sont peut-être discriminatoires. Que ce soit démocratique ou non, on peut se poser la question ? Les élus ici ont adopté cette pratique linguistique, l’exclure sur une interprétation de la Constitution est assez surprenant. On peut se poser la question. Est-ce vraiment une interprétation raisonnable et justifiée ? Le texte de la Constitution ne dit pas qu’on ne peut pas utiliser d’autres langues, simplement que le français est la langue de la République. Le corse est la langue de la Corse, elle devrait non seulement être reconnue, mais utilisée. J’ai exprimé de fortes inquiétudes sur la direction que semble prendre cette interprétation de la Constitution. Il n’y a vraiment aucun pays qui va aussi loin, et qui trouve normal d’interdire d’autres langues et d’exiger l’usage exclusif d’une seule langue. Ce n’est pas normal ! Ce n’est pas la pratique d’autres pays ! On utilise toujours d’autres langues dans différents contextes.  

- Le Corse a, donc, le droit de parler sa langue dans l’hémicycle d’une assemblée ?
- Oui ! Absolument ! Je crois que c’est une question qui doit être examinée de plus près. Il faut trouver des pistes de solution politique, mais aussi juridiques. Il y a ici des questions légales, des questions de droits fondamentaux parce que je le répète, certains aspects ou certaines interprétations pourraient être discriminatoires et porter atteinte au droit à l’égalité sans discrimination.

- Il y a eu un débat intense à l’Assemblée de Corse. Qu’en avez-vous pensé ?
- Cela m’a beaucoup appris. Le contexte en Corse est très particulier. C’est une île où la langue corse a toujours existé, elle fait partie du développement de ce territoire. C’est vraiment un moment névralgique où l’on doit décider de la place de la langue corse au sein du territoire. Comment mieux la reconnaître et la protéger ? Ce genre de débat est important. Il doit se faire maintenant parce que, semble-t-il, l’interdiction d’utiliser la langue corse dans l’institution de la région est le résultat de cette décision du tribunal administratif. Cela a été un choc ici pour beaucoup de gens. C’est l’impression que j’ai. Cela veut dire qu’il faut examiner ceci de plus près et trouver des solutions pour s’assurer que la langue corse puisse continuer à s’épanouir. 
 
- En tant que rapporteur de l’ONU, que pouvez-vous faire ? La Corse peut-elle entreprendre des démarches auprès des Nations Unies ?
- Comme expert indépendant, on peut utiliser mes services pour clarifier quelles sont la nature et l’étendue des droits au niveau des langues minoritaires ? Que signifie l’interdiction et la discrimination fondée sur la langue ? Qu’est-ce que ça peut vouloir dire par rapport à l’interprétation que l’on pourrait donner aux dispositions constitutionnelles de la France ? Il faut interpréter la Constitution de manière conforme aux obligations internationales de la France. Je crois qu’il est possible de suggérer certaines pistes sur comment interpréter la Constitution ou comment elle devrait évoluer afin de respecter et de mettre en place les obligations de la France en matière de droits à l’égalité.

- Cela veut dire que l’on peut faire un recours auprès de l’ONU ?
- On peut demander à l’ONU l’aide de certains services techniques. On peut aussi déposer une plainte, c’est-à-dire une lettre d’allégation en posant ces questions justement très importantes et d’actualité en France. Je pense que le moment est propice, le moment est venu de poser la question : est-ce cela la France de demain ? Est-ce vraiment l’exclusion des langues régionales  et des cultures régionales dont on parle et qu’on veut comme objectif ? Ou bien y a-t-il d’autres façons de procéder ? Eh bien, il y a d’autres façons de procéder. Il y a des pratiques internationales dans plusieurs pays qui peuvent servir d’exemple et de modèle.  

Propos recueillis par Nicole MARI.

Gilles Simeoni, Nanette Maupertuis, Fernand de Varennes et le député européen François Alfonsi. Photo CNI.
Gilles Simeoni, Nanette Maupertuis, Fernand de Varennes et le député européen François Alfonsi. Photo CNI.