Nous examinons ici une question posée par une collègue de l’Université (http://umrlisa.univ-corse.fr/) sur la signification du nom de lieu Bonghjocu (ou Bonghjogu), qui correspond probablement à l’inscription IGN suivante :
« Bongiocu, Monticello, 2B, ecar »
Nous formulerons ici deux types d’explication possibles, également plausibles du point de vue de l’étymologie et des caractéristiques de l’évolution phonologiques corses, mais quelque peu hypothétiques quant à la motivation » (la raison première de la dénomination).
Notons ici que bongioco (ou buon gioco) est utilisé pour désigner une combinaison de cartes dans jeu de tressette. On sait que certains jeux de cartes italiens comme la scopa sont également populaires en Corse. Ils sont évoqués dans les « Poesie giocose » :
• « Matina e séra, si vedi inni ghinghetti /Genti chi gioca a scopa ed a tressetti » (De La Foata)
Le même auteur évoque le terme corse accusà (« Eppo dici: Tre n'accusu!"); en italien accusare, en français accuser, déclarer (« accuser son point dans les jeux de cartes », CNRTL). Le substantif corse accusu est passé en logudorese sous la forme accusa (selon M.Maxia il s’agirait d’un « corsismo lessicale nel sardo »).
Cet emploi en corse est confirmé dans le « Vucabulariu » :
• « Accusu (t. di gioco) accusata “paroles par lesquelles on accuse son jeu » (AF. Filippini)
L’étymon du toponyme en question pourrait être JUGUM qui désigne en latin le « joug », c'est-à-dire un instrument utilisé comme moyen d'atteler des bovins, une pièce de bois qui "joint" (latin JUNGERE) deux bœufs par exemple. Par analogie le mot désigne aussi divers objets dont la forme rappelle un joug, ainsi qu'un sommet arrondi ou une chaîne de montagne. On pense au défilé étroit des "Fourches Caudines" où les Romains se laissèrent enfermer et furent contraints de passer en signe de capitulation sous le "joug" (ici le mot acquiert un sens figuré).
Les continuateurs du terme latin JUGUM ayant différentes formes (phonétiques et graphiques) selon les variétés linguistiques, notamment giogo et giovo en toponymie italienne (en corse la variation K/G/V est courante), j’avais évoqué ce même type d’explication pour répondre à une question sur le toponyme Ghjuvellina (http://elizabethpardon.hautetfort.com/archive/2014/03/24/ghjuvellina-suite-5330330.html.
Citons le « Dizionario geografico fisico storico della Toscana » de Repetti:
• « GIOVE, GIOVI, GIOVO. - Molte montuosità della Toscana, e fuori di Toscana ancora, si distinguono con i nomi di Monte Giove, Monte Giovi, del Giogo, o del Giovo, per dirci più chiaramente che la loro etimologia non derivò da tempietti, da anaglifi o da montagne dedicate alla suprema divinità del paganesimo, ma sivvero dal vertice, o crine dei monti, che per metafora giogo e in qualche contrada appellasi zovo e giovo. - Tale è il giogo della giogana dell'Appennino, il quale serve di comunicazione ed aggioga le valli del mare Adriatico con quelle del mare Toscano. Tale il Monte Giove che si frappone fra il Val d'Arno fiorentino e la Val di Sieve; tale il Monte Giovi situato fra la vallecola della Chiassa e il corso dell'Arno, fra il Casentino e la Valle di Arezzo; tale il Monte Giovi che stà fra i valloncelli dell'Ente e del Vivo alla base occidentale del Monte Amiata; tale finalmente può dichiararsi il Monte Giove che fa parte della spina montuosa dell'Isola di Elba. – Vedere MONTE GIOVE, e MONTE GIOVI » (http://stats-1.archeogr.unisi.it/repetti/database.php#page_1 )
Nous avions aussi évoqué à propos Ghjuvellina des termes corses (pas tous forcément de même origine) qui évoquent des resserrements entre deux parois, des passages entre deux grosses pierres, des endroits exigus, étroits, resserrés. Nous renvoyons notamment au Vocabolario de Falcucci (on a parfois à l'initiale une variation entre GHJ- et CHJ-): ghjova, chjova, chjovu, chjuvellu, chjuveddu, chjuvinu…Du point de vue sémantique on a le sens générique de "rigole" (cf. aussi piova qui désigne aussi un canal d'irrigation ou d'amenée d'eau pour les moulins et les jardins); le point commun de tous ces termes est qu'ils peuvent renvoyer à la notion de col, de passage, de défilé (ou encore couloir, voie, chemin, canal), en somme à une référence topographique dont le point de départ est la forme du joug, jugum.
Le toponyme Bonghjocu, apparemment formé avec l’adjectif bonu (« bon »), pourrait donc renvoyer à la notion de « bon passage » ou de « col aisément franchissable ». On pense aussi au terme corse varcatoghju (barcatoghju) qui correspond en français à un « passage », un « gué », un « marchepied ».
La Corse offre divers exemples de toponymes formés avec bonu :
Bocca Bona Nonza 2B
Foce Bona Venaco 2B
Cresta Di Bona Fede Urtaca 2B
Bonamico Bustanico 2B
Bonnome Calenzana 2B
Associé à l’adjectif bonu, on a le type Bocca bona ou Foce Bona qui pourrait correspondre au type Bongioco/Bongiogo/Bongiovo (bocca, foce, ghjovu sont quasi synonymes).
Même si la signification du toponyme semble « transparente » (bon ghjocu = « bon jeu »), la « motivation » demeure incertaine. Référence à la topographie (« bon passage »), ou bien à un personnage (surnom, nom du propriétaire), à un fait anecdotique... Le mystère est dans ce dernier cas souvent impossible à percer (comment expliquer Cresta Di Bona Fede, Bonamico, Bonnome... ?) sinon par un récit plus ou moins imaginaire, légendaire, mythique...
Le phénomène semble universel : au type Gallina Vecchia (Calenzana 2B) ou Femina morta (Conca 2B) fait écho par exemple le type Vieille Morte (Cévennes):
• « La légende de la Vieille Morte est certainement l'un des récits légendaires les mieux connus et les plus diffusés en Cévennes aujourd'hui [...]. Il s'agit d'un récit multiépisodique relativement long, relatant l'itinérance d'un personnage principal dénommé « la Vieille », dont les aventures et les déboires successifs permettent de fournir une interprétation à toute une série de toponymes, situés dans deux vallons se faisant face, entre le plan de Fontmort et la montagne de Vieille Morte » (« Entre légendaire fantastique et légendaire toponymique », http://rives.revues.org/117 ).
Les exemples corses propices aux récits fabuleux sont nombreux: mais peut-on interdire l'imagination et le rêve ?
Quant à nous, en l’absence d’enquête sur le terrain et d’informations plus précises sur la conformation topographique des lieux concernant le toponyme Bongioco (la graphie est celle de l’Institut Géographique National), nous nous garderons de trancher ici entre les diverses hypothèses possibles.
Jean Chiorboli, Università di Corsica Pasquale Paoli
10-11-2014
« Bongiocu, Monticello, 2B, ecar »
Nous formulerons ici deux types d’explication possibles, également plausibles du point de vue de l’étymologie et des caractéristiques de l’évolution phonologiques corses, mais quelque peu hypothétiques quant à la motivation » (la raison première de la dénomination).
1) Bonghjocu « une combinaison de cartes gagnante » ?
On ne peut exclure pour Bonghjocu l’étymon latin JOCUS « jeu » ; « plaisanterie » qui a été évoqué comme sobriquet pour expliquer le nom de famille sicilien GIOCO (Caracausi) d’autant que le « cognome » BONGIOCO est aussi attesté en Italie.Notons ici que bongioco (ou buon gioco) est utilisé pour désigner une combinaison de cartes dans jeu de tressette. On sait que certains jeux de cartes italiens comme la scopa sont également populaires en Corse. Ils sont évoqués dans les « Poesie giocose » :
• « Matina e séra, si vedi inni ghinghetti /Genti chi gioca a scopa ed a tressetti » (De La Foata)
Le même auteur évoque le terme corse accusà (« Eppo dici: Tre n'accusu!"); en italien accusare, en français accuser, déclarer (« accuser son point dans les jeux de cartes », CNRTL). Le substantif corse accusu est passé en logudorese sous la forme accusa (selon M.Maxia il s’agirait d’un « corsismo lessicale nel sardo »).
Cet emploi en corse est confirmé dans le « Vucabulariu » :
• « Accusu (t. di gioco) accusata “paroles par lesquelles on accuse son jeu » (AF. Filippini)
2) Bonghjogu « un bon passage » ?
L’étymon du toponyme en question pourrait être JUGUM qui désigne en latin le « joug », c'est-à-dire un instrument utilisé comme moyen d'atteler des bovins, une pièce de bois qui "joint" (latin JUNGERE) deux bœufs par exemple. Par analogie le mot désigne aussi divers objets dont la forme rappelle un joug, ainsi qu'un sommet arrondi ou une chaîne de montagne. On pense au défilé étroit des "Fourches Caudines" où les Romains se laissèrent enfermer et furent contraints de passer en signe de capitulation sous le "joug" (ici le mot acquiert un sens figuré). Les continuateurs du terme latin JUGUM ayant différentes formes (phonétiques et graphiques) selon les variétés linguistiques, notamment giogo et giovo en toponymie italienne (en corse la variation K/G/V est courante), j’avais évoqué ce même type d’explication pour répondre à une question sur le toponyme Ghjuvellina (http://elizabethpardon.hautetfort.com/archive/2014/03/24/ghjuvellina-suite-5330330.html.
Citons le « Dizionario geografico fisico storico della Toscana » de Repetti:
• « GIOVE, GIOVI, GIOVO. - Molte montuosità della Toscana, e fuori di Toscana ancora, si distinguono con i nomi di Monte Giove, Monte Giovi, del Giogo, o del Giovo, per dirci più chiaramente che la loro etimologia non derivò da tempietti, da anaglifi o da montagne dedicate alla suprema divinità del paganesimo, ma sivvero dal vertice, o crine dei monti, che per metafora giogo e in qualche contrada appellasi zovo e giovo. - Tale è il giogo della giogana dell'Appennino, il quale serve di comunicazione ed aggioga le valli del mare Adriatico con quelle del mare Toscano. Tale il Monte Giove che si frappone fra il Val d'Arno fiorentino e la Val di Sieve; tale il Monte Giovi situato fra la vallecola della Chiassa e il corso dell'Arno, fra il Casentino e la Valle di Arezzo; tale il Monte Giovi che stà fra i valloncelli dell'Ente e del Vivo alla base occidentale del Monte Amiata; tale finalmente può dichiararsi il Monte Giove che fa parte della spina montuosa dell'Isola di Elba. – Vedere MONTE GIOVE, e MONTE GIOVI » (http://stats-1.archeogr.unisi.it/repetti/database.php#page_1 )
Nous avions aussi évoqué à propos Ghjuvellina des termes corses (pas tous forcément de même origine) qui évoquent des resserrements entre deux parois, des passages entre deux grosses pierres, des endroits exigus, étroits, resserrés. Nous renvoyons notamment au Vocabolario de Falcucci (on a parfois à l'initiale une variation entre GHJ- et CHJ-): ghjova, chjova, chjovu, chjuvellu, chjuveddu, chjuvinu…Du point de vue sémantique on a le sens générique de "rigole" (cf. aussi piova qui désigne aussi un canal d'irrigation ou d'amenée d'eau pour les moulins et les jardins); le point commun de tous ces termes est qu'ils peuvent renvoyer à la notion de col, de passage, de défilé (ou encore couloir, voie, chemin, canal), en somme à une référence topographique dont le point de départ est la forme du joug, jugum.
Le toponyme Bonghjocu, apparemment formé avec l’adjectif bonu (« bon »), pourrait donc renvoyer à la notion de « bon passage » ou de « col aisément franchissable ». On pense aussi au terme corse varcatoghju (barcatoghju) qui correspond en français à un « passage », un « gué », un « marchepied ».
La Corse offre divers exemples de toponymes formés avec bonu :
Bocca Bona Nonza 2B
Foce Bona Venaco 2B
Cresta Di Bona Fede Urtaca 2B
Bonamico Bustanico 2B
Bonnome Calenzana 2B
Associé à l’adjectif bonu, on a le type Bocca bona ou Foce Bona qui pourrait correspondre au type Bongioco/Bongiogo/Bongiovo (bocca, foce, ghjovu sont quasi synonymes).
Même si la signification du toponyme semble « transparente » (bon ghjocu = « bon jeu »), la « motivation » demeure incertaine. Référence à la topographie (« bon passage »), ou bien à un personnage (surnom, nom du propriétaire), à un fait anecdotique... Le mystère est dans ce dernier cas souvent impossible à percer (comment expliquer Cresta Di Bona Fede, Bonamico, Bonnome... ?) sinon par un récit plus ou moins imaginaire, légendaire, mythique...
Le phénomène semble universel : au type Gallina Vecchia (Calenzana 2B) ou Femina morta (Conca 2B) fait écho par exemple le type Vieille Morte (Cévennes):
• « La légende de la Vieille Morte est certainement l'un des récits légendaires les mieux connus et les plus diffusés en Cévennes aujourd'hui [...]. Il s'agit d'un récit multiépisodique relativement long, relatant l'itinérance d'un personnage principal dénommé « la Vieille », dont les aventures et les déboires successifs permettent de fournir une interprétation à toute une série de toponymes, situés dans deux vallons se faisant face, entre le plan de Fontmort et la montagne de Vieille Morte » (« Entre légendaire fantastique et légendaire toponymique », http://rives.revues.org/117 ).
Les exemples corses propices aux récits fabuleux sont nombreux: mais peut-on interdire l'imagination et le rêve ?
Quant à nous, en l’absence d’enquête sur le terrain et d’informations plus précises sur la conformation topographique des lieux concernant le toponyme Bongioco (la graphie est celle de l’Institut Géographique National), nous nous garderons de trancher ici entre les diverses hypothèses possibles.
Jean Chiorboli, Università di Corsica Pasquale Paoli
10-11-2014