On ne peut, évidemment, que se féliciter des initiatives prises ces derniers jours à propos de la multiplication, dans l'île, de divers actes délictueux ou criminels. On peut craindre, cependant, que tout cela se perde dans les sables non seulement au regard de l'expérience passée mais également des propos tenus.
Prenons l'exemple de la dernière session de l'Assemblée de Corse. Certes, le temps imparti aux intervenants a été volontairement limité en attendant, semble-t-il, une session spécialement consacrée à ce sujet. Mais on a entendu des déclarations qui laissent sceptique sur la suite.
Ainsi Jean-Guy Talamoni a pris prétexte du débat pour valoriser les analyses et projets de son mouvement.
Il a évidemment accusé l'Etat d'avoir « laissé le banditisme s’organiser en toute liberté » parce que « son seul objectif a été d’arrêter les nationalistes corses » (en fait les poseurs de bombes et les assassins se réclamant du nationalisme).
Si c'est vrai, alors le FLNC a été le complice objectif et le principal responsable du développement du banditisme en Corse puisqu'en commettant quelques milliers d'attentats et quelques dizaines d'assassinats - avec l'approbation de Talamoni - il a empêché la police de se consacrer entièrement à sa tâche normale.
Par ailleurs, il a prétendu une nouvelle fois qu' « il suffit de regarder la carte des assassinats de ces dernières années et celle de la spéculation immobilière pour constater qu’elles sont semblables » sans jamais montrer une telle carte et pour cause : on y verrait qu'il n'y a pas plus d'assassinats dans les régions touristiques (Balagne et sud-est) où est censée se déchaîner la prétendue « spéculation immobilière» que dans le centre-nord de l'île, par exemple.
Mais l'argument est destiné à justifier le statut de résident présenté comme un remède à la violence. Or si les assassinats sont liés à la construction, le statut de résident devrait au contraire aiguiser la concurrence entre professionnels puisqu'il réduirait la demande de 40% (d'après les experts consultés par l'exécutif au moment du vote de cette mesure) donc attiser les hostilités … et les meurtres.
J.-G. Talamoni a cru devoir se démarquer des propos tenus par Léo Battesti lors de la conférence de présentation du collectif « anti-mafia », en exaltant le rôle du FLNC sans lequel l'île serait couverte de béton, alors qu'il suffit de comparer des photos aériennes de la Corse avant et après la période d'activité de « Front » pour constater les brillants résultats qu'il a obtenus.
Il est vrai que son action a été sélective et que ceux qui avaient les moyens de payer ont été épargnés, voire protégés.
Au demeurant, si la violence est une arme efficace, pourquoi l'avoir arrêtée alors qu'on pousse de hauts cris contre la « dépossession » ?
Cela dit, ce ne sont pas les discours moralisateurs ou larmoyants ou même des manifestations de rue (comme si on s'adressait à un gouvernement !) qui dissuaderont ceux qui vivent de délits et de crimes de se réformer : selon la vigoureuse formule de Jacques Chirac, ça leur en toucherait une sans remuer l'autre.
Parier sur l'éducation pour changer les mentalités, en mettant fin au culte des armes ou au goût de l'argent gagné sans travailler, c'est se projeter dans l'avenir sans certitude sur le résultat alors qu'il est urgent d'agir maintenant.
Il en va de même quand, comme JC Orsucci, on relie la violence au fait que nous serions « le territoire le plus pauvre d’Europe » ce qui est doublement inexact :
- d'une part, la Corse a le PIB par habitant le plus élevé des îles méditerranéennes, très au-dessus également de nombre de régions continentales ;
- d'autre part, on constate que les voyous arrêtés ou tués sortent plus souvent de familles aisées que de familles pauvres.
Les solutions économiques et sociales sont bonnes pour réduire la petite délinquance, effectivement liée à la pauvreté ; pas pour combattre le grand banditisme.
D'autant que le contexte est compliqué. On focalise sur les assassinats, les incendies volontaires, les destructions de matériels - à juste titre bien sûr - mais ils ne sont que la partie émergée de l'iceberg.
Certes, la Corse ne subit pas l'emprise d'une organisation structurée, comme dans le sud de l'Italie ; mais cela ne veut absolument pas dire que la situation n'y soit pas grave.
En un sens elle peut même être - ou devenir - plus grave parce qu'il est sans doute plus difficile d'éradiquer une multitude de petites bandes que de porter des coups décisifs à une organisation centralisée et hiérarchisée.
Surtout dans une île 5 fois moins peuplée que la Calabre et 15 fois moins peuplée que la Sicile ou la Campanie, et où, comme on le répète souvent, avec un peu d'exagération, tout le monde se connaît.
Ce qui a fait dire à Jean-Martin Mondoloni que « nous vivons dans un système tribal, de proximité, d’une trop grande bienveillance, voire complaisance » ; donc dans l'« omertà » - comme a eu raison de le marteler L. Battesti - puisque le mot veut dire « connivence » ou « complicité ».
Deux exemples de la complexité de la société corse, des contradictions qu'elle engendre et des difficultés qu'on rencontre pour endiguer ses dérives.
Personne ne peut suspecter la bonne foi de L. Battesti quand il dénonce la violence « mafieuse » lui qui, le premier peut-être parmi les activistes du FLNC, s'est démarqué dès 1992 de la violence politique. Et pourtant, l'amitié l'a conduit à soutenir Alain Orsoni quand celui-ci a organisé un rassemblement de protestation contre la Juridiction Inter-RégionaleSpécialisée qui poursuivait son fils qu'elle soupçonne d'appartenir au grand banditisme.
Core in fronte a lancé un appel à la tenue d'une réunion publique fin septembre pour dénoncer la « mafiosisation » de la Corse et, en même temps, protesté contre la condamnation de deux de ses membres arrêtés en possession d'armes prohibées, ce qui revient à revendiquer le droit de porter ce genre d'armes : pour en faire quoi ?
Même si l'ampleur du phénomène est difficile à évaluer, on sait que des voyous exercent des pressions non seulement sur des chefs d'entreprises ou des commerçants soit pour qu'ils payent l'équivalent du « pizzo » sicilien soit pour qu'ils cèdent leur affaire, mais également, semble-t-il, sur des élus locaux dans des communes qui ne sont pas modestes (c'est un euphémisme) pour leur imposer des recrutements de complaisance d'une nature plus grave que le clientélisme classique ou tenter d'en obtenir des avantages (marchés ou urbanisme).
Or les dénonciations de ces pratiques par leurs victimes sont extrêmement rares. Et quand elles ont, tout à fait exceptionnellement, eu lieu sans conséquences tragiques pour leurs auteurs, on peut penser qu'elles visaient de petits voyous isolés que leur mise à l'ombre a suffi pour éteindre la menace.
On peut craindre qu'il en aille différemment avec des bandes organisées capables de poursuivre leur activité malgré une ou deux arrestations - on le voit actuellement - et donc de punir le racketté trop bavard.
Comment croire que manifester une solidarité collective aux victimes, comme cela a été dit, puisse leur donner une garantie suffisante pour les décider à parler sans avoir à craindre pour leur vie ? Sauf à organiser des milices - évidemment clandestines - capables de tenir les voyous en respect !
On peut tourner le problème dans tous les sens, on revient toujours au même constat : dans le cadre juridique actuel, on aura du mal à avancer. C'est pourquoi je persiste à penser qu'il faut des mesures simples, concrètes et fortes.
Or personne dans l'hémicycle - d'après les compte-rendus - n'a énoncé ou esquissé de pistes dans ce sens à défaut de propositions précises comme celle que j'ai formulée : la confiscation des biens réels ou financiers dont leur propriétaire est incapable de démontrer qu'ils ont été acquis légalement.
Au contraire on a entendu Gilles Simeoni et une élue du PNC (tous deux avocats)récuser les « lois de circonstance » (comme si la criminalité dans l'île était conjoncturelle) ou les « juridictions d’exception » ou encore « la création de nouvelles infractions » comme le demande le Collectif « anti-mafia » (dont les propositions sont, pourtant, excessivement prudentes) parce que « les droits de la défense sont déjà très restreints » ! J'avais, dans un texte précédent, prédit ce genre de réaction.
Si on s'y accroche, inutile de prétendre limiter et encore moins éradiquer le grand banditisme.