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Marie-Jeanne Nicoli : « La culture est en danger, sacrifiée sur l’autel de la sacro-sainte utilité »


Nicole Mari le Samedi 23 Janvier 2021 à 09:44

Crise sanitaire, économique, sociale et culturelle… C’est dans un contexte inédit que Marie-Jeanne Nicoli, est devenue, en juillet dernier, la première femme présidente du CESEC (Conseil économique, social, environnemental et culturel de la Corse). Elle revient pour Corse Net Infos sur ses six premiers mois de mandat, le rôle du CESEC et sa volonté de mieux faire connaître l’institution auprès du grand public. Critique envers le gouvernement sur sa gestion de la crise sanitaire, elle s’émeut de l’incertitude dans laquelle est plongée le monde culturel, dont elle fait partie. Une culture en danger, estime-t-elle, sans cacher son inquiétude sur l’avenir d’un secteur qui a été sacrifié au profit de l’économie et du commerce.



Marie-Jeanne Nicoli, présidente du CESEC (Conseil économique, social, environnemental et culturel de la Corse).
Marie-Jeanne Nicoli, présidente du CESEC (Conseil économique, social, environnemental et culturel de la Corse).
- Quels regards portez-vous sur cette année 2020 inédite ?
- Je dirais un regard triple. Inquiet, presque sidéré, dans un premier temps face à la soudaineté d’une telle crise planétaire et face aux nombreuses difficultés de réaction et de coordination des États pour lutter collectivement contre cette pandémie. Un regard sans concession sur les nombreuses décisions contradictoires, souvent ressenties comme arbitraires, injustes, du gouvernement dans la gestion de la crise, soulignant certaines absurdités de la technocratie. Enfin, un regard d’espoir, devant la réactivité des individus, les solidarités qui se sont opérées, les initiatives spontanées et généreuses de proximité et de par le monde.
 
- Vous avez pris vos responsabilités en pleine crise sanitaire. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué pendant vos six premiers mois de présidence ?
- Le dynamisme, la compétence et la volonté des conseillers du CESEC de participer de plus en plus activement à nourrir les politiques publiques. Les conseillers se sont mobilisés et ont mené des travaux pour analyser les effets de la crise dans tous les domaines et proposé des solutions. Ils ont contribué par leurs productions à l’élaboration des différents plans de sauvegarde et de relance régionaux et ont apporté leur contribution à la réflexion nationale, notamment en faisant remonter des expériences émanant du terrain. Notre objectif est d’être dans la co-construction, et plus seulement dans un rôle consultatif limité aux saisines de l’Assemblée de Corse. Bref, de devenir une véritable force de propositions.
 
- Vous êtes la première femme élue à la présidence du CESEC. Comment voyez-vous votre gouvernance ? Avez-vous réussi à imprimer votre marque ?
- C’est vrai qu’être la première femme élue à la présidence est symboliquement fort, dans un monde où les femmes n’ont pas toujours la place qu’elles méritent et au moment où, à travers tous les mouvements qui sont nés ces dernières années, sont mis en évidence et sont déconstruits les rapports de domination, patriarcaux en l’occurrence, qui sont à l’œuvre dans nos sociétés. Dans la gouvernance, en tant que cheffe d’orchestre, j’essaye d’être ce que j’ai toujours été et telle que j’ai toujours été, c’est-à-dire dans l’échange permanent, dans la promotion de la circulation la plus effective et la plus équitable de la parole. Essayer de faire en sorte que chacun puisse exprimer ses opinions et ses idées, qui peuvent être différentes voire quelques fois contradictoires, mais par le débat, trouver l’équilibre, la synthèse. Et je crois que le travail se fait dans l’écoute, la collégialité, le désir partagé d’être bienveillant et constructif. C’est une expérience concrète d’un fonctionnement démocratique.
 
- Le fait de la présider a-t-il changé votre regard sur cette institution ? Comptez-vous la faire évoluer ?
- Étant donné que je faisais partie du bureau précédent, j’avais une bonne connaissance de l’institution et de son fonctionnement. Etre présidente, c’est avant tout, pour moi, réussir à mettre en marche les différentes composantes, et elles sont nombreuses, de l’institution. Par-là, et notamment de par ma formation initiale liée au monde de la culture, mettre en avant le plus possible la transversalité. Je pense que cette notion de transversalité est une richesse pour le CESEC et, de manière plus générale, une chance pour la société. Les missions et le rôle du CESEC sont encore un peu méconnus dans la société, nous allons tenter de mieux diffuser nos travaux, d’organiser plus régulièrement, quand cela redeviendra possible, des rencontres avec les citoyens, des tables rondes, des conférences. C’est surtout au niveau de la communication vers les citoyens, le grand public, qu’il faut faire évoluer les choses.

Marie-Jeanne Nicoli, reçue par le président de l'Exécutif corse, Gilles Simeoni.
Marie-Jeanne Nicoli, reçue par le président de l'Exécutif corse, Gilles Simeoni.
- Comment se passent vos relations avec la Collectivité de Corse ?
- Les relations sont très bonnes, franchement. Tant avec le Président de l’Exécutif que de l’Assemblée, et avec l’ensemble des conseillers qui, je le souligne, prennent le temps de venir présenter leurs rapports dans nos Commissions, d’échanger avec nous et d’entendre les remarques et suggestions de la société civile que nous représentons. Nous sommes également très souvent associés à des réunions dans un cadre élargi. Cadre qui dépasse les rapports sur saisine stricto sensu. Ce qui témoigne de la part des élus d’une reconnaissance de la nécessité de prendre en compte les points de vue du Conseil, et de la qualité de ce que nous pouvons apporter à la réflexion sur tous les sujets qui traversent la société.
 
- Quels ont été les dossiers prioritaires sur lesquels vous avez travaillés ?
- Ils sont nombreux. Tout d’abord, comme nous sommes en prise avec la réalité, nous nous sommes exprimés sur la crise sanitaire, économique, sociale, environnementale et culturelle qu’a provoqué la Covid-19. Dans deux documents, nous avons, devant l’urgence de la situation, proposé des solutions à court terme pour sauvegarder l’économie, soutenir l’emploi et éviter des plans sociaux, lutter contre l’aggravation de la pauvreté et des inégalités, favoriser la transition écologique en insistant sur la nécessité de garantir un volet social important associé au volet économique, tout en commençant à tracer des perspectives vers un nouveau modèle de développement. Nous sommes, à l’heure actuelle, en train d’une part, de tirer bilan de ce qui a été fait en réponse à nos propositions, et d’autre part, d’aborder l’élaboration d’un projet de société. Projet qui tire les leçons de la crise - elle a démontré les limites et les dangers du système qui nous régit -, et qui replace le bien être, le bien-vivre, le respect de l’environnement et du vivant au centre du développement, plutôt que la recherche du profit, de la rentabilité et de la concurrence… Nous avons également travaillé ou travaillons sur les thématiques des déchets, de la ruralité et de la montagne, du maintien à domicile des personnes âgées, de la formation, du bi- et plurilinguisme, de la culture… Ceci dans le cadre d’auto-saisines, c’est-à-dire que le Conseil s’empare de ces problématiques en dehors de sa mission principale qui est de donner des avis sur les rapports dont nous saisit la CDC. L’idée est de produire une étude étayée de nature à éclairer les décisions des élus dans la mise en place des politiques publiques, et plus largement d’apporter des éléments de réflexion et des propositions à l’ensemble des citoyens.
 
- Comment jugez-vous le traitement par le gouvernement de la crise sanitaire ?
- Même si face à une crise comme celle-ci, qui est sans précédent pour notre époque moderne, il est difficile d’établir une stratégie durable, car il faut réagir au jour le jour en fonction de la propagation du virus, je ne peux que noter les atermoiements, les contradictions, le manque d’explication claire du gouvernement qui ont entrainé une grande inquiétude, de la confusion et le plus souvent de l’incompréhension dans la population. Avec, sur des points fondamentaux, - comme les masques, les solutions hydro-alcooliques, les tests, ou plus proche de nous, la campagne de vaccination -, un certain cafouillage qui complique très fortement l’adhésion aux mesures et, donc, leur réussite in fine. Je pense qu’une gestion territoriale associant les collectivités et les forces vives de la société, et prenant en compte les spécificités de la région, aurait été beaucoup plus adaptée, plus efficace, et les dispositifs mis en place mieux compris.
 
- Qu’est-ce qui remonte globalement de la part des membres du CESEC ? De l’inquiétude ? De l’espoir ? De la colère ?
- Un peu tout ça à la fois. Je pense que c’est ce type d’événement qui conduit à ce mélange de sentiments. Or, il convient de garder la tête froide, de rester sur des éléments factuels, sur l’analyse de données avérées et consolidées. Enfin lorsqu’on les a ! Ce qui me renvoie au manque d’explication. Il faut, ensuite, essayer d’œuvrer collectivement, car ce n’est que par le collectif que l’on pourra sortir d’une telle situation.

Eté 2020 en Balagne
Eté 2020 en Balagne
- En tant qu’acteur du monde culturel, dans quel état d’esprit êtes-vous ?
- Comme tout le monde, dans tous les secteurs d’activité, je suis inquiète pour l’avenir. Nous sommes dans une totale incertitude avec une impossibilité de nous projeter, d’envisager l’année 2021 de manière sereine. Aucune perspective de reprise ne se dessine. Je suis inquiète également devant le basculement vers une société numérisée, qui a été fortement accéléré. Le recours au numérique a de nombreux avantages que l’on ne peut nier, mais il enferme chacun dans une bulle solitaire devant ses écrans. La mise en place de l’état d’urgence sanitaire a accentué le glissement, et quelquefois, les dérives, vers une société de contrôle, de restrictions des libertés individuelles et collectives. La limitation des rapports sociaux aggrave encore cet éloignement, cette distanciation, cette peur de l’autre… Ce qui est contraire aux pratiques culturelles et artistiques faites de rencontres, d’émotions, de plaisirs et de pensées partagés... Regarder un film, une représentation théâtrale ou chorégraphique, un concert sur un ordinateur ou une télévision ne pourra jamais remplacer l’expérience sensible éprouvée devant une œuvre par une communauté éphémère. L’on ne peut malheureusement  et amèrement que constater que la Culture est la grande oubliée, presque sacrifiée sur l’autel de la sacro-sainte utilité, du calcul économique. La Culture est en danger !
 
- Justement, que vous inspire le maintien de la fermeture des lieux culturels en France alors qu’ils restent ouverts en Espagne par exemple ?
- Cela m’inspire de la révolte et le désir de résister à une mesure ressentie comme inéquitable, discriminatoire. D’ailleurs le monde culturel s’organise, se mobilise et agit à travers des rassemblements, des manifestations artistiques, des recours légaux, pour essayer d’obtenir la réouverture des lieux culturels. Sans succès pour l’instant ! Même si le Conseil d’Etat a validé ce choix, le juge des référés reconnait que « la fermeture au public des lieux culturels porte une atteinte grave aux libertés individuelles » et estime que ces espaces sont moins contaminants que les lieux de culte ou autres évènements accueillant du public… Dans le pays de l’exception culturelle, on peut s’étonner de l’indifférence de l’Exécutif face au désarroi du monde culturel ! Comment admettre que les grandes surfaces, les grands magasins, où se pressent et se rencontrent des centaines, voire des milliers de personnes, restent ouverts, alors que les lieux culturels, qui ont appliqué de manière très stricte les mesures sanitaires et où aucun foyer de contamination n’a été constaté, restent fermés au public ? Le gouvernement répond, sans doute et avant tout, à des impératifs économiques et à la demande sociale qui s’exprime moins sur la situation du monde de la culture que sur celui des commerces. Ainsi cette décision ne serait-elle pas finalement qu’un symptôme qui révèle l’impensé ou l’inconscient du système néolibéral dominant, à savoir la mise en place insidieuse d’un nouveau mode de vie qui réduit chaque personne à n’être qu’un consommateur docile ? Quelle place alors pour l’art et la culture dans la société ?  Un élément non utile, non essentiel ?

Musée Fesch à Aiacciu.
Musée Fesch à Aiacciu.
- Quelle est la situation du monde culturel en Corse ? Avec quelles perspectives et quels dégâts ?
- Le monde culturel est, en Corse comme partout, en situation difficile, inquiet pour l’avenir devant l’absence de perspectives fiables. La reprise des activités avant le printemps reste très incertaine, elle sera nécessairement progressive. Le secteur culturel va avoir beaucoup de mal à rebondir. Tous les spectacles en répétition, en création ne pourront, en raison des calendriers contraints des salles, être présentés au public au mieux un an, un an et demi, après la réouverture des salles. Certains intermittents auront du mal à reconstituer les 507 heures nécessaires au renouvellement des droits dans les temps impartis. Les films actuellement en tournage devront attendre longtemps la possibilité d’être projetés, en raison d’embouteillage dû à la profusion des productions, ou se résoudront à être diffusés directement sur les plateformes… Pour l’instant, les dommages sont encore contenus. Ce secteur a évité une catastrophe économique totale grâce à sa réactivité, aux aides financières consenties par l’Etat, les collectivités locales – en Corse, la collectivité territoriale a été particulièrement présente -, et au soutien d’autres organismes publics. Mais si cette crise perdure, elle entrainera, pour les structures les plus faibles, des difficultés budgétaires, des pertes d’emploi, voire des dépôts de bilan. Il y aura des dégâts, c’est certain, même d’ordre psychologique. Il est très éprouvant de ne pouvoir travailler, de ne pas exercer son art qui est un choix de vie, de n’avoir aucun contact avec le public. 
 
- Les aides publiques sont-elles suffisantes pour attendre des jours meilleurs ?
- Ce qui ressort des remontées des conseillers du CESEC, notamment les plus aguerris dans ce domaine, c’est qu’il y a bien sûr « des trous dans la raquette ». On peut toujours améliorer les dispositifs et les plans quels qu’ils soient. Les difficultés sont nombreuses. Il faut que la Corse, vu la particularité de sa structure économique, puisse bénéficier d’un plan de relance conséquent, à la mesure de la nécessité, et que ses spécificités soient reconnues et prises en compte. Les seules mesures de droit commun ne semblent pas pouvoir répondre à ses attentes, ses besoins. Il apparaît aussi qu’il est toujours compliqué à bon nombre des acteurs de se saisir des aides, donc d’en bénéficier. Une fois de plus, nous sommes confrontés à une grande complexité administrative, une technocratie qui n’est pas en adéquation avec la population.
 
- La culture corse est-elle assez résiliente pour passer la crise ?
- Le monde culturel, ici comme ailleurs, surmonte les crises, car il a des ressources intrinsèques à ses pratiques, comme la capacité d’inventer, de créer. Il sait dire le présent, donner du sens, penser avec des artistes, dire avec des œuvres ce qui nous arrive. Il peut donner forme à un nouvel espoir en ouvrant des chemins inédits pour d’autres possibles. Il est résilient parce qu’il est toujours réactif, en éveil. Durant les confinements, on a pu constater sa force imaginative pour proposer des actions originales, nouvelles. Il ne pourra néanmoins pas faire l’économie d’une réflexion approfondie sur ses modalités de fonctionnement, son financement, son rapport au public, au numérique, peut-être même jusqu’aux esthétiques, aux formes qu’il propose, pour se situer dans une société dont les mutations en cours affectent tous les domaines d’activité. Il faut bien sûr qu’il ait les moyens de continuer à exister.
 
- Un nouveau confinement semble se profiler. Comment l’appréhendez-vous ?
- C’est une perspective peu réjouissante qui affecte le moral de chacun, j’espère qu’il pourra être évité ! Sinon, nous ferons face et nous nous adapterons. C’est dans la nature humaine de le faire. Nous respecterons la loi, les mesures et les préconisations tout en demeurant des esprits critiques et libres.
 
Propos recueillis par Nicole MARI.