- Peut-on dire que ce livre « Jean Baldacci »est non seulement l’histoire d’un homme mais aussi d’une famille et d’une époque ?
- Tout a fait. Ce livre n'est pas la biographie d'un homme mort a 24 ans. C'est la biographie d'une génération sacrifiée.
- Paul Silvani parle dans la préface du livre de "saga familiale". Sur combien de générations se décline t-elle?
- Cette saga se déroule sur six générations : depuis les grands-parents de ces jeunes gens tués en 14, et qui étaient des vieillards au début de la grande guerre car nés vers 1830. Et elle se poursuit jusqu'aux petits-enfants des combattants qui, comme moi et comme beaucoup d'entre nous, nés dans les années 50, ont côtoyé leurs grands-pères et leurs grands-oncles morts nonagénaires dans les années 1980 et qui nous ont parlé de leur jeunesse dans les tranchées, alors qu'ils avaient 85/90 ans et nous 25 à 30 ans.
- Le héros Jean Baldacci était votre grand oncle, comment et avec quels moyens avez-vous retracé son histoire ?
- Mes arrière-grands-parents (parents de Jean Baldacci) et mes grands-parents (soeur et beau-frère de Jean Baldacci) ont beaucoup déménagé de par leurs fonctions. Mais toujours avec les archives de la famille : plus de trois mille documents dont j'ai hérité en 1983 : cartes postales arrivées du front, lettres au crayon écrites dans les tranchées, outre une foule de souvenirs : uniforme de Saint-Cyr, légion d'honneur, croix de guerre, sabre, lampe à alcool pour chauffer la gamelle, timbale en argent, couvert en argent chiffre 862 (n° de Saint-Cyr), "pendulette d'officier", des centaines de cartes postales, des plans de bataille dans la Meuse autour du bois de Géréchamp, énorme patrimoine archivistique que je laisserai un jour à un Musée (musée de la Corse à Corte ou musée de Bastia) et aux Archives départementales car il ne faut pas dissocier la collection de cartes notamment.
- La guerre de 14/18, guerre de tranchée et guerre massacre a marqué toute une famille par la perte de cette homme dont le corps n’a jamais été retrouvé. Quand avez-vous perçu l’importance dramatique de cet instant de vie au sein de votre famille ?
- Dès l'enfance. Mon arrière-grand-mère de 87 ans ouvrait tous les 27 septembre, jour de la disparition de son fils, sa cantine revenue du front. Elle secouait les pantalons rouge et la vareuse bleue sur le balcon, les aérait au soleil, mettait le casoar et les plumets sur la table Henri II et pleurait toute la journée ; le soir elle recousait l'uniforme dans sa housse de drap blanc avec du poivre a l'intérieur, contre les mites, jusqu'au 27 septembre suivant. Et en 1974, à la mort de ma grand-mère Lucie (soeur de Jean), 83 ans, j'ai du mettre a sa demande, dans son cercueil, les pansements de Jean, tachés de sang, car blessé peu avant le 27 septembre 14. J'avais 23 ans. Tout ceci vous interpelle beaucoup, c'est pourquoi Paul Silvani l'éminent préfacier, et Jean-Jacques Colonna d'Istria l'éditeur ont été les premiers a parler de l'immense charge "émotive" de ce livre.
- Cet ouvrage est aussi le témoignage d’une jeunesse corse, enrôlée dans cette guerre, jeunesse bien plus riche que celle que l’on peut percevoir dans les documents actuels ?
- La Corse joue un rôle éminent dans la guerre de 14. On retrouve dans ce livre, outre Jean Baldacci, Saint-Cyrien (promotion de 1912), le colonel de son régiment le 163e d'infanterie, le Bastiais Maurel, aussi Saint-Cyrien, et son commandant, le commandant de Casabianca, aussi Bastiais, tous deux blessés a l'ennemi. On y retrouve Camille Piccioni, de Pino, et le chef d'état-major Graziani, Saint-Cyrien, Bastiais lui aussi, ami de Michel Baldacci (père de Jean), qui avait préparé Saint-Cyr avec lui au Lycée de Bastia. Toute une génération de jeunes Corses en 14 était etudiants en médecine, étudiants en droit, Saint-Cyriens, et j'ai voulu ressusciter ce passé pour montrer que nos "vieux" qui sont mort si jeunes n'étaient pas ces jeunes gens archaïques qui figurent sur les cartes postales au milieu des cochons et des chèvres. Les bergers -les Bellacoscia- ont su s'engager pour partir au front et mourir en héros. Mais la Corse a toujours donné au monde des médecins (le Dr Devoti, oncle de Jean), des officiers (le chef d'etat-major de 14), des diplomates (le ministre plénipotentiaire Piccioni), des avocats, et ce livre veut porter témoignage de ce qu'était aussi la jeunesse corse en 14. Je ne crois pas qu'il faille parler de jeunesse "riche" au sens de jeunesse "argentée" : mais votre question est excellente car la jeunesse corse de 14 était riche, oui, riche de culture, de découvertes, et nos jeunes d'alors s'intéressaient beaucoup plus au début des aéroplanes et de la photographie, qu'aux cochons et aux chèvres.
- Quel regard est porté aujourd’hui sur cette première guerre mondiale, appelée "guerre de la génération sacrifiée", à la veille des commémorations du centième anniversaire ?
- Ce livre est fait aussi pour montrer à notre jeunesse qu'il y a pire. Je suis universitaire et mes étudiants redoutent Pôle-Emploi et le chômage. Mais les jeunes de 14 comme ceux de 39 avaient aussi devant eux un avenir encore plus sombre. Ce qui est intéressant en étudiant la jeunesse d'avant 14 c'est de voir le "formatage" d'une génération. Après 1870, nos jeunes ont été formés pour reprendre le Reichland (l'Alsace et la Lorraine) arrachées à la Patrie par Bismarck. Jean Baldacci est un admirateur de Boulanger, le Général Revanche. Toute sa génération veut récupérer ces deux provinces coloriées en bleu de Prusse (tout un symbole !) sur les cartes de géographie suspendues dans leur classe. Marie Devoti, mère de Jean, fait recopier la Marseillaise a ses enfants de quatorze, treize et sept ans, des 1904. Elle la joue au piano avec ses filles qui la chantent avec elle. Toute cette génération est allée au sacrifice croyant que la victoire serait proche. "Si je meurs au combat, venez dire au-dessus de mon corps : Nous avons gagné" avait demandé Jean Baldacci a ses parents. Malheureusement, son corps comme celui de beaucoup de ses camarades n'a jamais été retrouvé.
- Le nom de Jean Baldacci n’est pas inscrit « aux morts pour la patrie » à la mairie de Bastia. Il l’est pourtant sur le Livre d’Or des Saint Cyrien, et sur les monuments aux morts de Marseille et Nice. Sa sœur Lucie s’est battue en vain pour que l’erreur soit réparée, pensez-vous un jour reprendre ce combat ?
- Oui je l'ai repris et il est terminé grâce a Ange Rovere qui a fait inscrire le nom de Jean Baldacci, le 11 novembre sur le monument aux morts de la grande salle de la mairie de Bastia, près d'un siècle après sa disparition ! Né à Bastia en 1890, "mort pour la France", ma grand-mère avait lutté en vain de 1914 à sa propre mort en 1974 pour réparer cet oubli...
- Quelle est votre regard sur le devoir de mémoire et la transmission aux prochaines générations de ces moments d’histoire ?
- Lorsque Laurent Wauquiez m'a remis le mérite national il y a deux ans, il m'a qualifié de "passeur". Chaque génération a le devoir de "transmettre". Vis-à-vis de la guerre de 14, né en 1951, j'ai entendu mon grand-père Franceschi et ses amis Cap corsins, le Dr de Petriconi, le Pr Charles Mattei, le protonaire apostolique Mattei, l'éditeur Cristiani, les cousins Devichi parler de la guerre de 14 jusqu'à mes 30 ans. Leurs objets (livrets militaires, obus graves, etc...) sont pour moi des "souvenirs". Apres moi, après ma géneration, ces choses ne seront plus des "souvenirs" mais des "objets", des objets de brocante, des cadres avec des photos de poilus oubliés, dont x ou y feront des glaces redorées pour leurs salles de bains de village. Ma génération est la dernière a avoir entendu des voix qui se sont tues. Avant de disparaitre, il fallait -une dernière fois- les faire entendre : ces centaines de cartes postales reproduites dans ce livre me disent les premiers lecteurs, sont "comme un langage". Ce livre me dit-on peut être lu, mais aussi écouté : c'est un peu "l'enregistrement d'une époque". Mais derrière ces voix, ma génération est la dernière à pouvoir mettre un son. Après nous, cette oralité ne sera plus qu'archive écrite.
- Est-ce le but de ce livre ?
- Oui, les premiers lecteurs me font un bien fou car ils retrouvent dans ce livre non pas Jean Baldacci qu'ils n'ont pas connu et dont ils n'ont jamais entendu parler, mais leur oncle, leur grand-père. Cela fait revivre non pas un jeune homme de 24 ans fauché dans la Meuse, mais trois générations : celle de leurs parents (1870-1950), de leurs frères et soeurs (1895-1980), de leurs enfants et de leurs neveux (1930-...). Cela permet visiblement à chacun à la fois de se ressourcer et de se remémorer sa propre histoire, le vécu de sa propre famille dont chacun de nous n'est qu'un maillon.
Le livre de Michel Vergé Franceschi aux éditions. "Colonna édition" est disponible sur le site www.editeur-corse.com