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Le recours du Préfet de Corse contre la motion de soutien aux Arméniens déclenche polémique et incompréhension


Nicole Mari le Mardi 15 Décembre 2020 à 18:32

Nouvelle polémique entre le préfet de Corse et l’Exécutif nationaliste par courrier interposé. Le premier demande au second de retirer une motion de soutien aux populations arméniennes du Haut Karabakh et la reconnaissance de la République d’Artsakh. Le second lui oppose une fin de non-recevoir et rend public les deux lettres. Les associations arméniennes de France expriment leur stupéfaction et leur incompréhension face à l’étrange recours préfectoral, d’autant que de nombreuses collectivités locales, sans compter les deux chambres parlementaires, ont voté le même type de délibération que l’Assemblée de Corse.



Le préfet de Corse, Pascal Lelarge, face au président du Conseil exécutif de la Collectivité de Corse, Gilles Simeoni.
Le préfet de Corse, Pascal Lelarge, face au président du Conseil exécutif de la Collectivité de Corse, Gilles Simeoni.
Le 6 novembre dernier, l’Assemblée de Corse vote une motion de soutien aux populations arméniennes du Haut Karabakh et demandant la reconnaissance de la République d’Artsakh. Un type de motion de soutien que la majorité nationaliste adopte régulièrement lors de certains évènements internationaux, style guerre ou catastrophes naturelles, ou en faveur de peuples en lutte, comme, par exemple, les peuples kurdes, les prisonniers politiques catalans, ou les peuples amérindiens et Bushinenge. Rien que de très classique en somme pour une assemblée délibérante qu’elle soit nationale ou territoriale, ces délibérations très politiques ne suscitant guère de débats en dehors de l’hémicycle où elles sont présentées. Mais le Préfet de Corse, Pascal Lelarge, vient d’en décider autrement et par un courrier daté du 30 novembre et adressé au Président du Conseil exécutif de Corse, Gilles Simeoni, juge illégale la délibération arménienne et demande son retrait.
 
Le recours du Préfet
« De façon constante, la jurisprudence considère que les délibérations des collectivités constituant un acte ne faisant pas grief, mais pouvant être qualifié de simple vœu, sont insusceptibles de faire l’objet d’un recours devant le juge de l’excès de pouvoir, mais que le recours demeure possible au préfet lorsque la délibération n’est pas justifiée par un intérêt local », écrit-il en préambule. « Dès lors, pour ce seul motif, et quand bien même d’autres collectivités ont déjà exprimé des vœux de politique internationale sans justifier d’un intérêt local particulier, la jurisprudence considère qu’une collectivité n’est pas compétente pour prendre des délibérations relevant de la politique extérieure de la France », poursuit Pascal Lelarge. Avant de conclure : « En l’espèce, il n’existe pas de lien direct avec le peuple soutenu permettant de justifier l’intérêt local de la décision. Dans ces conditions, je vous demande de bien vouloir rapporter cet acte dans les meilleurs délais, faute de quoi je me verrais contraint de le soumettre à la censure du juge administratif. Ce courrier vaut recours gracieux et, de ce fait, suspend les délais contentieux ».
 
La deuxième patrie
La réponse ne s’est pas faite attendre et Gilles Simeoni l’a rendue publique sur son compte Twitter en même temps que le courrier préfectoral : « Par courrier en date du 30 novembre, le Préfet de #Corse dénonce comme illégale la délibération de l’Assemblée de Corse en soutien au peuple arménien, et me demande de la retirer. Je lui ai écrit pour expliquer pourquoi elle sera maintenue ». Le président de l’Exécutif corse commence par s’étonner du raisonnement juridique plutôt fumeux du préfet et de sa volonté de poursuivre, malgré tout, la délibération. Puis, il contrattaque en deux tirs cinglants. Le premier concernant l’amitié corso-arménienne : « Ecrire qu’il n’existe pas de lien direct entre la Corse et le peuple arménien témoigne, au mieux, d’une méconnaissance profonde de l’histoire de nos deux peuples ». Ce que rappelle, précise-t-il, la motion, c’est justement « l’étroitesse des liens qui unissent le peuple corse et le peuple arménien ». Des liens qui trouvent leurs racines dans le passé ancien – notamment avec Napoléon – ou plus récent : « depuis des décennies, à Marseille comme partout dans le monde, génération après génération, les Corses et les Arméniens ont cultivé une amitié profonde et chaleureuse, sans doute parce que nous avons eu à connaître les uns et les autres, sous des modalités différentes, les tourments de l’histoire et la blessure de l’exil. La Corse est, d’ailleurs, devenue une deuxième patrie pour de nombreux arméniens qui ont choisi d’y vivre depuis des décennies ».
 
Le refus corse
Le second a trait aux valeurs universelles : « Le peuple corse a, y compris aux moments les plus sombres et les plus douloureux de l’histoire contemporaine, exprimé son attachement aux valeurs de liberté et de fraternité et son refus du fascisme et du totalitarisme. C’est au nom de ces valeurs que les Juifs, persécutés par le nazisme et traqués par la police vichyste, furent cachés et protégés en Corse pendant la 2nde guerre mondiale. C’est au nom de ces mêmes valeurs que la Collectivité de Corse (…) s’est, à de nombreuses reprises, prononcée sur des évènements internationaux, et qu’elle a, aujourd’hui, exprimé sa solidarité avec le peuple arménien. Et elle est d’autant plus fière de l’avoir fait que la guerre d’agression menée contre le Haut-Karabagh s’est faite dans le silence de la communauté internationale ». Et de conclure par un refus net : « Faire droit à votre demande de retrait conduirait donc, d’une part à renier une part essentielle de ce que nous sommes en tant que peuple ; d’autre part à demander à l’institution que je préside de renoncer à faire entendre sa voix en faveur d’une Europe et d’un monde plus justes ; Enfin, à retirer à un peuple frère la solidarité que nous avons souhaité lui exprimer solennellement. Vous comprendrez sans mal qu’aucune de ces options n’est envisageable. Je vous invite au contraire à retirer votre lettre de demande de retrait ». On ne sait pas trop au bout du compte le but recherché par le Préfet, ni si cet étrange recours relève d’une décision personnelle ou est téléguidé par Paris, ce qui est sûr, c’est qu’il vient envenimer les relations déjà très tendues qu’il entretient avec l’Exécutif nationaliste à qui il semble avoir déclarer, depuis son arrivée sur l’île, une sourde guerre de tranchées.
 
L'incompréhension des Arméniens
Quoiqu’il en soit, la polémique est en train de dépasser le cadre local, le recours et le raisonnement de Pascal Lelarge ont littéralement abasourdi les associations arméniennes de France. « Je suis, à la fois, scandalisé et stupéfait par cette réaction qui ose mettre en cause l’amitié entre les Arméniens et les Corses. De quel droit ? Au nom de quoi s’arroge-t-il le droit de juger de l’amitié arméno-corse ? Je trouve cela complètement incroyable ! », réagit Ara Toranian, co-président du Conseil des organisations arméniennes de France. « Je suis d’autant plus surpris par cette prétention, cette arrogance insupportable et cet autoritarisme que nombre de collectivités territoriales et locales ont entrepris des démarches similaires à celle de l’Assemblée de Corse, dont la ville de Paris, la ville de Marseille, la métropole de Marseille, le Conseil régional d’Ile-de-France, le Conseil régional Provence-Alpes-Côte-d’Azur hier, les Hauts de France… Va-t-on refuser à chacune de ces collectivités le droit d’exprimer leur solidarité avec un peuple qu’on est en train de massacrer ? C’est aberrant ! D’autant plus que ces collectivités, comme la Corse, n’ont pas fait acte de politique étrangère, elles ont exprimé un vœu : le vœu que la France reconnaisse la République du Haut-Karabakh. Vœu repris par le Sénat et l’Assemblée nationale ». Et de s’interroger perplexe : « Ce préfet a-t-il agi de sa propre autorité ou obéit-il à des instructions ? On se questionne et on est vraiment stupéfait. Ce courrier est complètement grotesque ! Il témoigne d’un mépris pour le peuple corse et ses institutions. Je ne comprends pas ! ».
 
N.M.