Jean-Guy Talamoni, président de l'Assemblée de Corse. Photo Michel Luccioni.
Voici le texte de son discours :
« Avant de commencer, je voudrais que nous pensions aux personnes touchées par le drame de Lupinu, raison du report de notre séance de janvier, et particulièrement à Auguste Bracconi, agent de l’Office public de l’habitat, tué dans le cadre de son travail il y a un mois.
Je voudrais que nous pensions aussi à Marc Valery, ancien élu de la première Assemblée de Corse. Je vous demande de respecter une minute de silence.
La Corse connaît une crise sociale importante qui n’a pas revêtu les formes extraordinaires et inattendues de celles que l’on voit en France. Cette crise sociale, nous l’avions identifiée depuis que nous sommes arrivés aux responsabilités. Je ne vous rappellerai pas toutes les délibérations que nous avons prises dans ce domaine. Certains projets ont été engagés et méritent une meilleure publicité ; je pense à la « carta ritirata ». D’autres sont en cours de réalisation, comme Territoire Zéro Chômeur de Longue Durée. D’autres seront présentés dans le cadre de la résolution de clôture de la première étape de la conférence sociale. D’autres idées enfin, méritent une réflexion plus profonde, comme le revenu de base par exemple. Au- delà de ces réponses à nos problématiques sociales, il nous faut développer un raisonnement de fond sur les causes de la crise. Notre Assemblée, notre parlement, est l’endroit tout indiqué pour le faire.
Le XXe siècle a été celui des grandes idéologies. Elles donnaient un sens au monde. Elles donnaient une explication, une vision de l’histoire, une analyse de la situation actuelle et des perspectives : chute du capitalisme et dictature du prolétariat pour le communisme, action de la main invisible en faveur du bien-être de tous selon le libéralisme. Certaines fois, elles ont eu pour objectif l’élimination physique d’une catégorie humaine entière, d’un groupe religieux, ethnique ou culturel.
L’antisémitisme n’a pas été inventé par Hitler et le nazisme, mais c’est lui qui a porté la haine de l’autre à son paroxysme, méthodiquement, systématiquement. Aujourd’hui encore, nous ne sommes pas guéris des conséquences de ces idées malsaines. La haine de l’autre touche à nouveau les Juifs, auxquels je veux dire toute mon amitié. Dans l’Europe entière, les Juifs ont presque disparu. Lorsqu’ils n’ont pas été exterminés, ils ont fui en Israël pour répondre à l’Alya.
Cela interroge sur la capacité des états à défendre et protéger les droits des minorités, quelles qu’elles soient. Minorités religieuses avec les Juifs, minorités culturelles avec les Catalans dans l’Etat espagnol. Je vois-là une difficulté majeure pour nos démocraties, difficulté accrue par l’effondrement des récits fondateurs, des narrations mythologiques, parfois mystiques avec la part d’angoisse qu’apporte le retour du populisme en Europe et en Occident.
Nous pourrons mettre tous les drapeaux que nous voudrons à l’école, ils ne pourront jamais remplacer les récits et analyses des livres, des professeurs et des jeunes aussi. Dans la même semaine, on a entendu la volonté de mettre des drapeaux dans les classes et de fermer celles du rural. Comment croire alors le récit d’un Etat qui gifle les principes d’égalité qu’il prétend défendre ? Parallèlement à la réitération de notre demande d’un cadre normatif spécifique pour l’Education en Corse, il faudra aussi mettre en place une contractualisation pluripartite pour les acteurs des territoires ruraux afin de garantir le maintien des écoles et des services publics. Il n’est pas possible d’avoir un double discours disant qu’il faut assurer les mêmes droits à tous et faisant peser chaque année la menace sur les écoles de nos villages, menace qui décourage ceux qui y vivent et qui effraye ceux qui voudraient s’y installer.
La Corse que nous voulons est celle de l’épanouissement. En Corse, ce mot, « spanna-mente » épanouissement, est très clair. Il dit que l’émancipation passe par l’esprit, par le raisonnement, par le savoir, par la curiosité. L’étymologie n’est pas seulement la science de l’origine des mots anciens ; elle permet de découvrir les valeurs cachées dans les mots. Si nous perdons cette connaissance, nous perdons le sens et la confiance.
La crise sociale que nous connaissons est complexe et trouve ses racines dans la crise du sens, de la confiance, et du sacré. Je pense que l’on a besoin de ces trois éléments pour trouver un équilibre individuel et social.
Après la chute du mur de Berlin, et l’effondrement des croyances collectives, la crise du sens cherche des réponses dans un monde désenchanté. L’idéologie de l’ultra-libéralisme dit que le sens de la vie est de devenir milliardaire comme Bill Gates, Mark Zuckerberg ou Jeff Bezos. Or, la réalité montre que ce n’est pas la petite liste des milliardaires qui augmente mais bien les inégalités mondiales. Celles-ci sont, selon le Prix Nobel Joseph Stiglitz, le résultat de choix politiques et non pas d’une mondialisation effrénée qui serait plus puissante que les Etats.
Ainsi, les inégalités et le renoncement silencieux à la lutte contre les inégalités sont aussi à l’origine de cette crise. Certains disent que les limites entre les courants politiques s’effacent. Je crois, pour ma part, qu’il s’agit là du signe d’une victoire des idées ultra-libérales plutôt que la fin de la force du politique. Sinon, nous ne serions pas là.
Cette idéologie qui se défend justement d’en être une, d’être un choix politique, détruit et exploite les ressources de la planète, allant jusqu’à mettre en péril l’avenir de l’humanité. Paradoxalement, l’idéologie de la compétitivité pourrait conduire à la disparition de l’Homme. L’écologie est une réponse parce qu’elle tente de donner un sens à notre existence, visant la coopération entre les hommes afin de permettre aux générations à venir de vivre sur une planète vivable. Mais cette réponse peut être erronée lorsque des impôts parfois injustes sont créés et mal compris. Je prendrai ici l’exemple désormais bien connu de la TGAP. Nous payons une taxe parce que l’additif écologique, l’éthanol, est absent de l’essence qui est vendue en Corse. Le consommateur corse est puni deux fois. Une première fois dans son portefeuille, puisqu’il paye l’essence plus cher. Une deuxième fois au niveau de sa santé parce que l’essence utilisée ici est plus dangereuse pour les poumons que celle que l’on trouve sur le continent.
Evidemment, nous demandons une mesure de justice, avec la suppression de cette taxe tant que nous n’aurons pas de solution technique permettant de rendre notre carburant plus propre. Tout cela pour vous dire à quel point il est nécessaire de concevoir une écologie sociale, intelligente, concertée, une écologie capable de lutter contre les inégalités et le changement climatique. Pour tendre vers cela, nous avons des idées. Par exemple, des projets de réinsertion dans le monde du travail via des emplois liés à la production de fruits et légumes bio pour nos enfants, dans le cadre de chantiers d’insertion. Nous avons des solutions pour construire une écologie sociale et solidaire, réconciliée avec la démocratie.
Ainsi, dans notre monde, le problème majeur n’est pas la perte du sens mais le changement de sens. C’est de savoir quel sens nous voulons donner à toutes nos actions. Je crois que notre Assemblée doit jouer un rôle important dans la construction d’une démarche matérielle et immatérielle pour la Corse, une démarche capable de répondre à la crise du sens et de la confiance. »
« Avant de commencer, je voudrais que nous pensions aux personnes touchées par le drame de Lupinu, raison du report de notre séance de janvier, et particulièrement à Auguste Bracconi, agent de l’Office public de l’habitat, tué dans le cadre de son travail il y a un mois.
Je voudrais que nous pensions aussi à Marc Valery, ancien élu de la première Assemblée de Corse. Je vous demande de respecter une minute de silence.
La Corse connaît une crise sociale importante qui n’a pas revêtu les formes extraordinaires et inattendues de celles que l’on voit en France. Cette crise sociale, nous l’avions identifiée depuis que nous sommes arrivés aux responsabilités. Je ne vous rappellerai pas toutes les délibérations que nous avons prises dans ce domaine. Certains projets ont été engagés et méritent une meilleure publicité ; je pense à la « carta ritirata ». D’autres sont en cours de réalisation, comme Territoire Zéro Chômeur de Longue Durée. D’autres seront présentés dans le cadre de la résolution de clôture de la première étape de la conférence sociale. D’autres idées enfin, méritent une réflexion plus profonde, comme le revenu de base par exemple. Au- delà de ces réponses à nos problématiques sociales, il nous faut développer un raisonnement de fond sur les causes de la crise. Notre Assemblée, notre parlement, est l’endroit tout indiqué pour le faire.
Le XXe siècle a été celui des grandes idéologies. Elles donnaient un sens au monde. Elles donnaient une explication, une vision de l’histoire, une analyse de la situation actuelle et des perspectives : chute du capitalisme et dictature du prolétariat pour le communisme, action de la main invisible en faveur du bien-être de tous selon le libéralisme. Certaines fois, elles ont eu pour objectif l’élimination physique d’une catégorie humaine entière, d’un groupe religieux, ethnique ou culturel.
L’antisémitisme n’a pas été inventé par Hitler et le nazisme, mais c’est lui qui a porté la haine de l’autre à son paroxysme, méthodiquement, systématiquement. Aujourd’hui encore, nous ne sommes pas guéris des conséquences de ces idées malsaines. La haine de l’autre touche à nouveau les Juifs, auxquels je veux dire toute mon amitié. Dans l’Europe entière, les Juifs ont presque disparu. Lorsqu’ils n’ont pas été exterminés, ils ont fui en Israël pour répondre à l’Alya.
Cela interroge sur la capacité des états à défendre et protéger les droits des minorités, quelles qu’elles soient. Minorités religieuses avec les Juifs, minorités culturelles avec les Catalans dans l’Etat espagnol. Je vois-là une difficulté majeure pour nos démocraties, difficulté accrue par l’effondrement des récits fondateurs, des narrations mythologiques, parfois mystiques avec la part d’angoisse qu’apporte le retour du populisme en Europe et en Occident.
Nous pourrons mettre tous les drapeaux que nous voudrons à l’école, ils ne pourront jamais remplacer les récits et analyses des livres, des professeurs et des jeunes aussi. Dans la même semaine, on a entendu la volonté de mettre des drapeaux dans les classes et de fermer celles du rural. Comment croire alors le récit d’un Etat qui gifle les principes d’égalité qu’il prétend défendre ? Parallèlement à la réitération de notre demande d’un cadre normatif spécifique pour l’Education en Corse, il faudra aussi mettre en place une contractualisation pluripartite pour les acteurs des territoires ruraux afin de garantir le maintien des écoles et des services publics. Il n’est pas possible d’avoir un double discours disant qu’il faut assurer les mêmes droits à tous et faisant peser chaque année la menace sur les écoles de nos villages, menace qui décourage ceux qui y vivent et qui effraye ceux qui voudraient s’y installer.
La Corse que nous voulons est celle de l’épanouissement. En Corse, ce mot, « spanna-mente » épanouissement, est très clair. Il dit que l’émancipation passe par l’esprit, par le raisonnement, par le savoir, par la curiosité. L’étymologie n’est pas seulement la science de l’origine des mots anciens ; elle permet de découvrir les valeurs cachées dans les mots. Si nous perdons cette connaissance, nous perdons le sens et la confiance.
La crise sociale que nous connaissons est complexe et trouve ses racines dans la crise du sens, de la confiance, et du sacré. Je pense que l’on a besoin de ces trois éléments pour trouver un équilibre individuel et social.
Après la chute du mur de Berlin, et l’effondrement des croyances collectives, la crise du sens cherche des réponses dans un monde désenchanté. L’idéologie de l’ultra-libéralisme dit que le sens de la vie est de devenir milliardaire comme Bill Gates, Mark Zuckerberg ou Jeff Bezos. Or, la réalité montre que ce n’est pas la petite liste des milliardaires qui augmente mais bien les inégalités mondiales. Celles-ci sont, selon le Prix Nobel Joseph Stiglitz, le résultat de choix politiques et non pas d’une mondialisation effrénée qui serait plus puissante que les Etats.
Ainsi, les inégalités et le renoncement silencieux à la lutte contre les inégalités sont aussi à l’origine de cette crise. Certains disent que les limites entre les courants politiques s’effacent. Je crois, pour ma part, qu’il s’agit là du signe d’une victoire des idées ultra-libérales plutôt que la fin de la force du politique. Sinon, nous ne serions pas là.
Cette idéologie qui se défend justement d’en être une, d’être un choix politique, détruit et exploite les ressources de la planète, allant jusqu’à mettre en péril l’avenir de l’humanité. Paradoxalement, l’idéologie de la compétitivité pourrait conduire à la disparition de l’Homme. L’écologie est une réponse parce qu’elle tente de donner un sens à notre existence, visant la coopération entre les hommes afin de permettre aux générations à venir de vivre sur une planète vivable. Mais cette réponse peut être erronée lorsque des impôts parfois injustes sont créés et mal compris. Je prendrai ici l’exemple désormais bien connu de la TGAP. Nous payons une taxe parce que l’additif écologique, l’éthanol, est absent de l’essence qui est vendue en Corse. Le consommateur corse est puni deux fois. Une première fois dans son portefeuille, puisqu’il paye l’essence plus cher. Une deuxième fois au niveau de sa santé parce que l’essence utilisée ici est plus dangereuse pour les poumons que celle que l’on trouve sur le continent.
Evidemment, nous demandons une mesure de justice, avec la suppression de cette taxe tant que nous n’aurons pas de solution technique permettant de rendre notre carburant plus propre. Tout cela pour vous dire à quel point il est nécessaire de concevoir une écologie sociale, intelligente, concertée, une écologie capable de lutter contre les inégalités et le changement climatique. Pour tendre vers cela, nous avons des idées. Par exemple, des projets de réinsertion dans le monde du travail via des emplois liés à la production de fruits et légumes bio pour nos enfants, dans le cadre de chantiers d’insertion. Nous avons des solutions pour construire une écologie sociale et solidaire, réconciliée avec la démocratie.
Ainsi, dans notre monde, le problème majeur n’est pas la perte du sens mais le changement de sens. C’est de savoir quel sens nous voulons donner à toutes nos actions. Je crois que notre Assemblée doit jouer un rôle important dans la construction d’une démarche matérielle et immatérielle pour la Corse, une démarche capable de répondre à la crise du sens et de la confiance. »