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Andria Fazi : "Je ne crois pas que le ministre de l'Intérieur puisse répondre à toutes les demandes des nationalistes"


M.V. le Mercredi 16 Mars 2022 à 09:03

À quelques heures de la visite du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, attendu ce mercredi 16 mars à Ajaccio, la mobilisation ne faiblit pas en Corse. Après la violente manifestation de dimanche, qui a fait 102 blessés, hier soir d'autres rassemblements ont eu lieu dans le calme devant les préfectures de l'île. De nombreux lycées sont bloqués depuis plus d'une semaine et les cours à l'université suspendus et selon une source policière ça "pourrait bouger mercredi et jeudi" même si pour l'heure, seul un rassemblement devant la gendarmerie de Ghisonaccia est annoncé.

Jusqu'où ira la mobilisation des militants nationalistes ? Que peuvent-ils attendre de la visite de Darmanin ?

Analyse avec Andria Fazi, maître de conférences en science politique à l'Université de Corse Pasquale Paoli



Photo Maria-Serena Aliotti
Photo Maria-Serena Aliotti


- Comment analysez-vous la colère de la jeunesse ? Est-elle une réaction émotionnelle, liée à l’affaire Colonna, ou exprime-t-elle un sentiment plus profondément ancrée ?
Ce sentiment d’injustice et d’indignation extrêmement puissant, l'émotion et la colère liés à cette affaire n’est pas propre qu’à la jeunesse. Si les jeunes ont été plus vus et remarqués lors des manifestations, les rassemblements qui ont lieu depuis le début du mois réunissent toutes les classes d’âge et au-delà des nationalistes.  Souvent cette émotion très forte se transforme en colère parce qu’il y a en arrière-plan très lourd : six ans de pouvoir nationaliste, et surtout 4 ans de majorité absolue nationaliste, sans de véritables perspectives de faire aboutir les revendications essentielles du nationalisme qui sont toujours restées les mêmes. Pas de perspectives politiques réelles et, au contraire, un État qui peut se montrer parfois assez méprisant. Le mélange entre cette amertume, cette déception, cette frustration accumulée et l’émotion expliquent très largement ce déchaînement.
 

-  Le sentiment anti-France est très développé dans la jeunesse insulaire  Est-ce une posture ou une vraie aspiration à l’indépendance ?
  - C’est difficile de le savoir. Certes chez les jeunes on retrouve plus de colère spontanée que de violence véritablement instrumentalisée et pensée pour atteindre un objectif politique. Il est difficile aujourd’hui d’évaluer la part qui relève du spontané et ce qui est vraiment réfléchi. Parmi ces jeunes il y a des personnes d’horizons différents, enfants de militants et d’autres beaucoup moins politisés et qui ont été entraînés pour des raisons qui peuvent êtres multiples et diverses. 

 
- L’idée se répand dans la société insulaire que la violence paye plus que le dialogue. Qu'en pensez-vous?
-  C’est excessif. La violence a peut être permis d’atteindre un objectif qui n’était pas encore atteint, mais peut être que 95% du chemin était déjà parcouru. Ça, on ne le saura jamais. Il n'y a qu’Emmanuel Macron qui pourra dire si la levée du statut de détenu particulièrement signalé (DSP) de Pierre Alessandri et Alain Ferrand était programmée. Il est tout à fait possible qu’elle était déjà prévue puisqu’elle avait été refusée plusieurs fois et que la contestation de ce refus ne cessait de croître. 
J
e trouve dommage qu’en disant cela on minimise, voire on nie, l’engagement non seulement des élus, mais aussi des familles, des avocats, des associations des prisonniers politiques qui est un engagement qui a duré des années et qui, je crois, avait déjà très largement permis de progresser sur la question. Le contexte était donc déjà très largement favorable à la levée du statut de DSP et l’État était en faute et il le savait très bien. Et de surcroît en période préélectorale dans un contexte international très dangereux, il est logique que sur le plan interne l'État cherche un minimum à apaiser les tensions.  En revanche le contexte est beaucoup moins favorable à la tenue de véritables négociations politiques comme celles auxquelles les nationalistes aspirent aujourd’hui. On ne peut pas avoir des négociations sur la Constitution alors que les élections ne sont pas passées.
 
 
- Dans le contexte actuel, que peut-on attendre de la visite de Darmanin ?
 - On ne sait pas quel est le mandat qui lui a laissé Emmanuel Macron qui peut avoir décidé de placer certains éléments dans son programme électoral qu’il présentera aux Français jeudi 17 mars. Je ne crois pas que le ministre de l'Intérieur puisse répondre à toutes les demandes des nationalistes. La position de Gérald Darmanin est a priori compliquée, il est ministre des policiers...mais ça n’empêche pas qu'il prendra bonne note de tout ce qu’on va lui dire. Il essayera peut-être d’évaluer les possibilités de négociations qui existent, mais je ne crois pas qu’il puisse annoncer grand-chose.

Pour répondre à une demande d’amnistie, il faut passer par une loi, et cela ne sera pas possible avant les élections. Pour répondre à la questionne « d'une solution politique pour la Corse » telle que l’autonomie ou la coofficialité de la langue, il faut passer par la révision de la Constitution, ce qui est encore plus compliqué. Concernant la remise en liberté conditionnelle de Pierre Alessandri et Alan Ferrandi, là aussi, le ministre n’a pas totalement les mains libres, car même si la justice n’est pas totalement indépendante, et on le sait, c’est le tribunal d’application de peines qui doit se prononcer.
 
- Qu'est ce qu'il pourrait se passer sur l'ile si les revendications nationalistes n'étaient pas entendues? 
  - L’émotion et la colère retomberont et la mobilisation s'essoufflera. 
Mais s
i toutes les composantes nationalistes réussiront à garder de la cohésion et de la constance dans la mobilisation, ce qui n’est pas facile car tous les mouvements finissent par s’essouffler, cela maximisera leur force de réussite qui ne pourra être parfaitement concrétisée qu’après les échéances présidentielles et législatives. 

- L’affaire Colonna a eu pour effet de renouer le dialogue entre Nationalistes. Réussiront-Ils à dépasser les anciennes rancœurs ?
 - Il y a certainement des rancœurs entre les différentes composantes nationalistes depuis que Gilles Simeoni a rompu la coalition tripartite et ceux qui se sont trouvés exclus du pouvoir, ils l’ont mal vécu et manifestement les tensions n’ont pas disparu. Il y a déjà eu des tensions assez fortes la semaine dernière lors de l’assemblée générale du collectif à Corte. Il y a aujourd’hui une occasion de les dépasser. Mais les meilleurs ennemis des nationalistes sont les nationalistes eux-mêmes.