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Sortie livre : « I Maistrelli, institutrices et instituteurs de Corse, de la Belle Époque à 1914 »


Philippe Jammes le Mercredi 27 Mars 2024 à 17:18

Un collectif d’auteurs*, sous la direction de Denis Jouffroy, vient de publier aux éditions Albiana un ouvrage sur I Maistrelli, ces « hussards noirs » de la République de la Corse du tournant du XIXème siècle.



Il s’agit d’un bel ouvrage, une coédition Albiana / Università di Corsica sur ces institutrices et instituteurs de la République, traversant l'histoire culturelle et sociale, voire politique de la Corse du tournant du XIXe siècle. Ces « hussards noirs » annoncent et accompagnent sa modernisation tout autant que l'avancée générale des techniques agricoles, industrielles, des transports, etc. Dans ce livre de ce collectif d’auteurs*, ils témoignent, à plusieurs décennies de distance, de ce que fut leur existence sur l'île, leurs espoirs et leurs difficultés. L’objectif de ce travail collectif est de tenter d’écrire l’histoire des institutrices et instituteurs de la Belle Époque (1890-1914) en Corse. Ces maistrelli ont rythmé, par leur mission et leur action, les pulsations de notre communauté insulaire. Les documents du livre offrent la possibilité rare de comprendre également les ressorts intimes de ces parcours de vie personnels, professionnels et citoyens et constituent une grille de lecture précieuse et inédite de l’histoire générale contemporaine de la Corse et de sa société.
Denis Jouffroy est Maître de conférences à l’INSPE di Corsica, il nous explique sa démarche.

- L'idée du livre ?
- Lors d’un premier travail de recherche présenté en 2017, nous avons eu l’opportunité d’utiliser des documents iconographiques fournis par le Munaé,  Musée National de l’Éducation. À cette occasion, nous avons également pu découvrir quelques « questionnaires Ozouf » concernant des institutrices et des instituteurs corses. Cette exposition bilingue retraçait, depuis la mise en place de l’école normale de garçons en 1829 jusqu’aux années 2015-2017, « l’épopée » de la formation des hommes et des femmes au service de l’enseignement primaire en Corse. Ce travail initié et coordonné par Dominique Verdoni directrice de l’ESPE di Corsica le fut autour d’une petite équipe constituée par Alain Di Meglio, Marie-Paule De Mari et moi-même, de 2016 à 2017, à partir essentiellement des archives conservées sur le site de l’ESPE di Corsica d’Aiacciu, au Maestrellu

- Et vous avez découverts des documents inédits ...
- En effet, et la découverte de ces documents inédits, révélant la vie d’enseignants corses qui débutèrent leur carrière avant 1914 a éveillé notre curiosité et, rapidement, la décision d’y consacrer un nouveau travail de recherche s’est imposée à nous !

- Pourquoi vous intéresser à cette période plutôt qu'à une autre ?
- Cette période de la Belle Époque est une période charnière dans l’histoire de l’éducation en Corse et ailleurs avec le développement de la place des institutrices, massification de l’enseignement et tournant chronologique historique avec le développement de la Laïcité. C’est aussi une période historique majeure pour le contexte corse : crise économique, enracinement à la IIIe République, prise de conscience de l’identité régionale et émergence de la conscience linguistique corse, veille de la Grande Guerre... Comme le dit très bien Alain Di Meglio en conclusion : « L’ordre primaire aura su créer sa propre élite populaire, notamment à l’issue de la Belle Époque ». La Corse n’échappera pas à cet ascenseur culturel puis social. Rurale, pauvre et assez peuplée à ce moment de l’histoire, la Corse, notamment ses femmes, saura tirer le meilleur parti de cette voie d’émancipation. Certes, comme dans toutes les régions françaises, le système éducatif aura une force d’acculturation majeure, et ce, au détriment des langues régionales qui pointent le bout de leur revendication à ce moment de l’histoire. L’intérêt majeur est de mettre à disposition des sources inédites sur cette période.

- Comment votre travail s'est-il articulé ?
- Pour le réaliser, nous avons choisi d’emprunter la matrice méthodologique initiée par Eugène Gherardi dans ses travaux concernant l’élaboration d’une histoire de l’éducation en Corse. Cette méthode est fondée sur la mise à disposition, auprès des lecteurs de tous horizons, de sources archivistiques in extenso accompagnées d’analyses, produites ici par une équipe pluridisciplinaire de chercheurs et d’enseignants-chercheurs, pour éclairer la complexité et la diversité des données. J’ai coordonné cette équipe enthousiaste !

- Dans un cadre particulier ? 
- Ce projet de recherche a pu être entrepris dans le cadre du programme B3C, Boost Cultural Competence in Corsica, coordonné par Sébastien Quenot, porté par l’UMR CNRS 6240 LISA de l’Università di Corsica Pasquale Paoli, avec le soutien financier de la Collectivité de Corse. La concrétisation du projet est le fruit d’un partenariat actif et efficient avec le Munaé. Après avoir établi une convention avec le Munaé, nous avons inventorié les questionnaires des institutrices et des instituteurs corses qui avaient participé à la grande enquête menée par Jacques Ozouf. Cette enquête fut réalisée auprès de 20 000 enseignants, soit près de 4 000 questionnaires renseignés au début des années 1960. De cette belle moisson ont été tirés deux ouvrages de synthèse qui ont permis d’appréhender les grands traits de l’histoire de ces « héros » de l’enseignement primaire en France. « Nous les maîtres d’école, Autobiographies d’instituteurs de la Belle Époque », de Jacques Ozouf et « La République des instituteurs », de Jacques Ozouf Jacques et Mona. De ce corpus, dont le fonds d’archives complet est détenu par le Munaé, nous avons établi un corpus corse exploitable qui se compose de 36 dossiers, 23 dossiers d’institutrices, 11 dossiers d’instituteurs insulaires et 2 dossiers d’inspecteurs primaires ayant mené une partie de leur carrière en Corse.

- Un ouvrage en deux parties …
- La première est consacrée aux éclairages thématiques de l’équipe rédactionnelle. La seconde comprend la publication in extenso de ce corpus inédit composé de ces 36 questionnaires renseignés. Nous avons fait le choix de publier des transcriptions plutôt que les documents originaux manuscrits, afin de faciliter la lecture et la compréhension des réponses fournies. Des éléments supplémentaires d’information sur ces enseignants à partir de sources complémentaires sont présentés.

- On y apprend beaucoup et sur tout, de la vie de cette période ...
- L’ensemble des données constitue une grille de lecture précieuse et inédite de l’histoire générale de la Corse et de sa société. Elle nous permet de réfléchir aussi sur la situation actuelle, des continuités existent sur la place de l’offre publique de formation de la maternelle à l’université dans un monde très ouvert et concurrentiel, de l’importance de former les citoyens de demain au plus près de lieu de vie, de la diversité culturelle et par-dessus tout de la mission d’émancipation que constitue la diffusion des savoirs et du rôle pivot et relais que sont les enseignants dans la société. Studià hè libertà ! Ces femmes et ces hommes ont rythmé, par leur mission et leur action, les pulsations de notre communauté insulaire. Parfois, ils ont agi en simples prescripteurs des instructions nationales, devenant ainsi des accélérateurs des mécanismes d’acculturation, mais très souvent, ils ont été de véritables agitateurs d’idées nouvelles et des pionniers des transformations sociales et politiques. Au-delà de la thématique du questionnaire stricto sensu, « être instituteur à la Belle Époque », la diversité des réponses et les développements volontaires révèlent aussi quel était l’environnement social, géographique plus large de nos héros. Pour plusieurs enseignants, le but plus ou moins avoué, au-delà de répondre scrupuleusement au questionnaire, est par des chemins de traverse de réactiver la vie de ce temps passé, de redonner de la chair, de la respiration à ce monde perdu. L’analyse de notre corpus met en évidence une percolation inéluctable entre espace privé et espace public. Ainsi dans les réponses, nous constatons que les frontières entre vie privée, vie familiale et vie professionnelle étaient pour une écrasante majorité des répondants très floues, voire inexistantes.

- Comment l’expliquer ?
- Cette remémoration des cinquante dernières années les rend très méfiants vis-à-vis des régimes politiques… Ils sont persuadés de l’universalité de la morale laïque. Ils portent un regard critique sur la tradition religieuse, sans toutefois exprimer avec virulence un anticléricalisme de combat. C’est globalement ce qui ressort de l’observation croisée des réponses des femmes et des hommes du corpus. Premiers témoins des bouleversements de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, ils ont vécu la transformation des campagnes, le mouvement de désertification des communes où ils ont pour un grand nombre construit leur vie. Ils décrivent avant 1914 une effervescence intellectuelle qui augurait des transformations majeures de la société, dont ils auraient pu être des participants actifs. Mais la Grande Guerre a constitué pour la très grande majorité une terrible rupture, qui leur a fait prendre conscience de leurs limites et a changé leurs espoirs en désillusions.

- Envisagez-vous une suite ?
- Oui nous souhaitons aussi bien du côté de l’INSPé di Corsica et de L’UMR CNRS 6240 LISA, sous l’impulsion d’Eugène Gherardi, poursuivre ce travail de mise à disposition de sources et d’analyses de l’histoire de l’éducation en Corse pour les étudiants, pour la communauté universitaire mais surtout pour la société corse qui a collectivement et individuellement une histoire singulière avec «l’école ». C’est une histoire incarnée, avec une identité plurielle. De nombreux travaux sont en cours, par exemple l’entre-deux- guerres doit être investigué de façon plus précise… Les projets ne manquent pas ! Je tiens à remercier chaleureusement les Éditions Albiana pour leur compagnonnage dans cette aventure !


 
*Les contributeurs à la rédaction
Direction : Denis Jouffroy
Denis Jouffroy, maître de conférences, Università di Corsica Pasquale Paoli,  Angélique Blanc-Serra, docteure en sciences de l’éducation, Alain Di Meglio, professeur des universités, vice-président du conseil d’administration Università di Corsica Pasquale Paoli, Eugène F.-X. Gherardi, professeur des universités, Università di Corsica Pasquale Paoli, directeur de l’UMR CNRS 6240 LISA, Vannina Lari, maître de conférences, habilitée à diriger des recherches, Università di Corsica Pasquale Paoli, UMR CNRS 6240 LISA, INSPE di Corsica, Christelle Moretti, docteure en sciences de l’éducation, Università di Corsica Pasquale Paoli, Nicolas Sorba, professeur des universités, Università di Corsica Pasquale Paoli.