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Nanette Maupertuis : « Corsica pruspettiva 2050 est un outil de prospective pour anticiper et relever les défis de notre île »


Nicole Mari le Mercredi 2 Novembre 2022 à 21:46

Doter l’Assemblée de Corse d’un outil de prospective approprié pour anticiper et relever les défis que l’île pourrait connaître à l’horizon 2050, c’est l’objet du rapport « Création de Corsica pruspettiva 2050 : scenarii pour les prochaines générations » adopté lors de la dernière session de l’Assemblée de Corse. Auteur du rapport, Nanette Maupertuis, présidente de l’Assemblée de Corse, représentante de la Corse au Comité européen des régions et professeur d’économie à l’Université de Corse, explique à Corse Net Infos que décrypter les mutations et établir des diagnostics de risques est un devoir politique et une nécessité absolue pour créer de la résilience économique et sociale, surtout dans un processus d’autonomie.



Nanette Maupertuis, présidente de l’Assemblée de Corse, représentante de la Corse au Comité européen des régions et professeur d’économie à l’Université de Corse. Photo Michel Luccioni.
Nanette Maupertuis, présidente de l’Assemblée de Corse, représentante de la Corse au Comité européen des régions et professeur d’économie à l’Université de Corse. Photo Michel Luccioni.
- Quel est l’objet de ce rapport Corsica pruspettiva 2050 que vous avez présenté ?
- L’idée, à travers ce rapport, est de développer une perspective nouvelle au sein de l’Assemblée de Corse, en lien bien sûr avec le Conseil exécutif, à savoir de mettre en œuvre une capacité de prospective pour décrypter et analyser les changements globaux qui nous impactent. C’est-à-dire, à la fois, les évolutions sur les plans climatique, énergétique, économique, démographique, numérique avec la digitalisation, mais aussi la prise en compte des mutations géopolitiques en Méditerranée et en Europe. Ces évolutions-là ne se mesurent pas à l’échelle d’une ou cinq années, mais sur le long terme. Il faut d’essayer d’anticiper l’ensemble de ces grandes mutations et de voir dans quelle mesure, elles pourraient impacter, d’une manière ou d’une autre, à la fois, le territoire insulaire et la société corse.
 
- Pourquoi le faire à l’échelle d’une région ? En quoi est-ce important ?
- C’est un travail que certaines régions ont déjà mis en œuvre et qui me paraît important de réaliser pour au moins trois raisons essentielles. La première, c’est que l’analyse prospective est un préalable à l’action politique de long terme. Pour définir des politiques publiques adaptées, il faut essayer d’avoir une connaissance précise du contexte global à venir. La deuxième raison, c’est que la prospective relève aussi de la responsabilité des élus vis-à-vis de la génération future puisque le pas de temps choisi de 23 ans est celui d’une génération. Il est important que nous soyons en capacité d’anticiper pour le bien-être de nos enfants. La troisième raison, c’est que la prospective est un outil qui doit rejoindre la boîte à outils de l’élu. Comment l’élu peut-il bien analyser un dossier et prendre une bonne décision s’il ne connaît pas en arrière-plan le contexte dans lequel la politique publique, qu’il aura décidée, sera mise en œuvre ? Pour ces trois raisons essentielles, il faut développer une perspective nouvelle, c’est-à-dire ne pas être myope et ne plus raisonner en statique, mais au contraire en dynamique et voir le plus loin possible à des horizons d’une génération, c’est-à-dire à 2050. On pourra également faire des projections sur un pas de temps intermédiaire qui serait 2030. C’est une nouvelle façon de concevoir la politique publique et de prendre des décisions de manière éclairée grâce à l’expertise de personnes qualifiées dans chaque domaine que nous aurons retenu.
 
- Selon quelle méthodologie ?
- L’idée est, d’abord, d’établir un diagnostic au temps zéro, c’est-à-dire aujourd’hui. Sur ce plan-là, la Collectivité de Corse a déjà effectué pas mal d’analyses mais trop souvent ces analyses sont menées en tuyaux d’orgue, c’est-à-dire de manière séparée. Là, il s’agit d’avoir un diagnostic multidimensionnel avec plusieurs variables : environnementales, économiques, démographiques, technologiques, sociétales et géopolitiques. On ne part pas de rien puisqu’on a déjà beaucoup d’informations, par exemple sur le changement climatique, avec les rapports du GIEC, etc. L’objectif est de se demander, sur différents sujets, quelle pourrait être la nature de la trajectoire suivie de manière globale et surtout quels seront les impacts à l’échelle du territoire. Ensuite, il s’agira d’ intégrer l’ensemble de ces perspectives dans un outil de prospective afin de construire une modélisation et des scenarii possibles. Cela nous donnera une richesse et une qualité d’information qui dessineront l’arrière-plan de notre propre trajectoire qui est aussi déterminée par des évolutions et des mutations de nature endogène.
 
- Vous parler d’un outil. S’agit-il d’un observatoire ou d’un laboratoire ?
- Nous allons créer un laboratoire de prospective au sens immatériel du terme, c’est-à-dire une mise en réseau et un travail intellectuel avec des élus de l’Assemblée de Corse, un représentant de l’Assemblea di a Ghjuventu, un représentant du CESEC, bien évidemment le président du Conseil exécutif et les conseillers exécutifs en charge des thématiques qui seront retenues. Cinq ou six personnes qualifiées sont déjà identifiées pour rejoindre le groupe de travail. Ce laboratoire de prospective va auditionner un certain nombre d’experts et de sachants sur les grandes thématiques que j’ai évoquées précédemment. L’outil prospectif sera créé dans une deuxième étape sur la base des enjeux de prospective. La troisième étape permettra d’identifier les différentes trajectoires et scenarii possibles et de voir quels seront les effets possibles sur le territoire insulaire et, en fonction, quelle politique publique pourrait être mise en œuvre. Chacun s’appropriera les résultats de ce travail, qui prendra plusieurs mois, et l’interprètera à l’aune de son obédience politique et des décisions à prendre.
 
- Avec quel calendrier ?
- Nous nous sommes donnés l’année 2023 pour travailler tous ensemble au sein du laboratoire de prospective avec les personnes qualifiées. Il faudra une année entière parce que 2023 sera chargée par le processus de négociations avec le gouvernement. Fin 2023, débutera le travail de construction de l’outil de prospective avec la présentation des scenarii consolidés, début 2024. Nous sommes partis pour un travail conséquent d’environ 18 mois. Tout en sachant qu’une fois le laboratoire en place, nous aurons à poursuivre la réflexion sur les évolutions en cours…
 
- Ce travail de projection est déjà réalisé à l’échelle des organismes mondiaux, comme l’OCDE. La Corse a-t-elle les moyens de le réaliser ?
- En effet, des organismes comme l’OCDE, le GIEC, la Banque mondiale, le Plan Bleu… font déjà ce genre de projections pour des pays ou des ensembles régionaux, comme le bassin méditerranéen. Nous devons nous approprier ces projections pour voir comment elles se déclinent sur notre propre territoire. Là réside la dimension supplémentaire :  comprendre comment ces mutations globales se déclinent à l’échelle locale, compte tenu de nos propres spécificités et de nos variables endogènes. Ce qui est intéressant, c’est le croisement entre le changement  structurel global d’une part, et les mutations internes à l’économie et à la société Corse d’autre part. C’est à partir de là que l’on pourra identifier les scenarii possibles d’évolution du territoire insulaire.
 
- L’objectif est-il de prévenir les risques, par exemple en matière de catastrophes naturelles, pour mieux les gérer ?
- Tout à fait ! Décrypter les tendances globales, les analyser, visualiser leur déclinaison à l’échelle locale, permet de se projeter, de s’adapter et de développer une capacité d’anticipation des risques, donc de la résilience, c’est-à-dire une capacité à absorber les chocs exogènes, mais aussi d’identifier des opportunités. Par exemple, le changement climatique porte des risques d’épisodes violents, comme notre île en a connu en août dernier, mais aussi l’opportunité de repenser notre agriculture, d’identifier une production locale avec des circuits courts et des variétés végétales plus adaptées à l’élévation des températures, comme cela a déjà été évoqué dans le plan Salvezza è Rilanciu. Idem sur le plan du numérique et de la digitalisation. Compte tenu des évolutions technologiques en la matière, nous avons intérêt à développer un certain nombre d’usages, ce que nous ne faisons pas aujourd’hui. Pendant la crise du Covid, nous avons, sous la contrainte, développé le télétravail, y compris par une relocalisation du capital humain, c’est-à-dire des salariés entre régions. Nous n’avons pas - c’est certain - exploré tous les risques, mais aussi toutes les opportunités qui se feront en jour à l’aune des grands changements qui sont à l’œuvre. On n’en retient souvent que les effets négatifs, mais il y a aussi des effets positifs à condition de pouvoir identifier les opportunités et de s’en saisir.
 
- La droite a voté contre votre rapport. Elle estime qu’il y a pléthore d’outils de prospective et ne voit pas la nécessité d’en créer un nouveau. Que lui répondez-vous ?
- Effectivement, j’ai eu des échanges avec le groupe U Soffiu Novu en Commission et en session. Je leur ai répondu que nous ne disposions pas d’outil de prospective multidimensionnel de long terme au sein de l’Assemblée de Corse ou de la Collectivité de Corse. Si ces outils existaient, je n’aurais pas fait cette proposition ! La douzaine d’observatoires existants recueillent de la donnée et établissent des bases qui ne sont pas interreliées. Cela signifie que nous n’avons pas la capacité de réaliser un scénario multidimensionnel avec une co-intégration de données à la fois démographiques, environnementales, énergétiques, sociales, géopolitiques… Il ne s’agit pas, pour nous, de créer un observatoire supplémentaire, mais justement un outil pour co-intégrer les données existantes, les explorer, les croiser afin de bien comprendre les évolutions possibles. Ce travail indispensable d’anticipation à long terme n’est aujourd’hui pas fait. Il apportera une valeur ajoutée supplémentaire qui viendra compléter notre boîte à outils et nous dotera d’une capacité d’anticipation des risques et des opportunités, et donc de faire des choix en matière de politiques publiques. Le politique est celui qui prend des décisions qui engagent toute une communauté. il a besoin, pour effectuer ces choix, de savoir. Or, dans le monde actuel, cet accès aux savoirs devient de plus en plus complexe car nous croulons sous l’information, d’où la nécessité de les rassembler, les interpréter et mieux les articuler. J’ajoute que, dans une perspective d’émancipation pour la majorité territoriale nationaliste à laquelle j’appartiens, il est essentiel de réaliser ce travail d’anticipation. A fortiori dans un contexte de discussions avec l’Etat où pourrait être enclenchée une évolution institutionnelle de la Corse allant vers plus d’autonomie.
 
Propos recueillis par Nicole MARI.