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Les mots corses doivent-ils porter le chapeau?


le Dimanche 18 Août 2013 à 15:37

Dans notre dernière chronique consacrée aux équivalents corses du français "diocèse" nous avons évoqué des formes comme diocesi ou autres. Dans ce type de lexique savant (ou scientifique et technique) la principale difficulté consiste à déterminer la place de l'accent tonique.



Les mots corses doivent-ils porter le chapeau?
    Les mots corses doivent-ils porter le chapeau ? Naturalisation du lexique corse "savant" (2) 

L'accent tonique
Les fluctuations sont courantes, d'ordinaire les dictionnaires corses s'alignent sur l'italien même quand ce dernier s'éloigne de l'étymologie, et les hypercorrections, ici aussi, sont nombreuses. Comme pour diocesi, l'accent graphique n'est pas non plus indiqué dans diucesu (on trouve également diucesi); cependant la fermeture du <o> en <u> signale d'ordinaire un accent tonique déplacé vers l'avant.
La tendance à introduire dans l'orthographe corse un accent graphique sur les proparoxytons ne simplifierait pas forcément les choses. Faudrait-il écrire diòcesi (Muntese, DCF) ou diocèsi (Ceccaldi, DPE)?. Pas de problème (a priori) quand latin, grec et italien concordent. Mais que fait-on quand ils divergent? Faudra-t-il avoir en permanence plusieurs dictionnaires sous la main? Prenons "antiphrase" et "antithèse". Le dictionnaire italien donne anTÌfrasi, anTÌtesi.
Le dictionnaire corse du Muntese donne antiFRÀsa et antiTÈsa. Et 9 Corses sur 10 donneraient spontanément la même réponse. Ces formes correspondent à la fois au modèle français, et en même temps à la tendance populaire: voyelle finale <–a> puisqu'il s'agit d'un féminin, accent tonique sur la deuxième partie d'un mot composé (idem en corse ou en italien) ou quand le mot est perçu comme composé (suciale/antisuciàle; tèsa/antitèsa).
L'accentuation sur la première partie ("préfixoïde") n'es pas "naturelle" et les hésitations sont nombreuses, parfois dans le même ouvrage ou chez le même auteur.
Le Muntese donne caTÀlugu pour "catalogue", mais à "martirologe" indique comme variante cataLÒgu (di i martiri). De même pour les mots composés avec un "suffixoïde" (–graphe), l'accent est "baladeur":
+Type paRÀgrafu accentué sur l'antépénultième
  1. P.Marchetti, USU; Muntese (mais dans le LFC on a curieusement le type lessicoGRÀfu)
+Type paragraffu où l'accent n'est pas marqué mais où la double consonne dans l'avant-dernière syllabe implique que celle-ci accentuée (seuls quelques toponymes non-latins dérogent à cette règle prosodique)
  1. S.Medori, 031, P.Ottavi, 0780, S.Casta, 079 (futograffu),…
+Type paragrafu sans indication d'accent:
M.Ceccaldi, DPE; S.Casta, 079 (mais aussi futograffu); P.Ottavi, 0780 (mais paragraffu: 780); G.Fusina, 0043 (fotografu).

Accentuer graphiquement certains mots?
Dans le système graphique corse majoritaire l'accent tonique n'est pas marqué que sur la dernière syllabe. Dans le type (savant) diocesi on n'a aucune indication sur la place de l'accent, ni d'ailleurs sur la prononciation des séquences de voyelles en général. Les dictionnaires italiens signalent la diérese par un tréma (dÏÒcesi pour le Treccani). L'orthographe corse semble condamnée à rester floue sur ce point. "Intricciate è cambiarine" avait bien proposé d'écrire tïanu, mais le tréma (trop "francoïde"?) a été vite abandonné au profit de tianu. Ainsi la pression du français est responsable de certaines aberrations mais bloque aussi certaines innovations utiles.
Quant à la proposition (et la pratique de quelques auteurs) de marquer un accent graphique en corse, elle peut se révéler délicate à mettre en œuvre. Elle ne poserait aucun problème pour les mots traditionnels dont l'accentuation est bien connue (mais alors le "bénéfice" serait limité). En revanche, si on estime que le corse doit servir non seulement à réciter l'Urticellu de Ziu Santu, mais à traduire en corse la littérature classique et l'Odyssée, à dire la civilisation moderne, scientifique et technique, à lister en corse le nom des éléments chimiques… alors la tâche est plus ardue.
Comme dans les dictionnaires existants (ceux qui indiquent la place de l'accent tonique) ne sont pas fiables; la pratique du corse écrit dans la vie de tous les jours ne s'en trouverait certes pas simplifiée. Avant de modifier les habitudes, il convient de réfléchir aux conséquences, pour éviter certaines innovations discutables qui risquent d'introduire la confusion (comme cela a été trop souvent le cas: nous y reviendrons).

Comme la plume au vent…
Même une langue de culture ancienne et admirable comme l'italien a renoncé à imposer des règles rigides en matière d'accentuation des mots d'origine grecque. Déjà au 17e siècle un dictionnaire prosodique de mots latins observait:
  1. "Graeca per Ausoniae fines sine lege vagantur"
Comprenez: "en Italie chacun accentue les mots grecs comme bon lui semble" (je traduis à partir de R.Rossi, greco antico.it ). Et certains mots changent d'accent selon les auteurs. En quelque sorte: "comme la plume au vent l'accent est volage…" Comme dans le Rigoletto de Verdi: "La donna è mobile/ Qual piuma al vento/ Muta d'accento – e di pensiero").
L'étymon latin et l'étymon grec sont parfois en contradiction. Dans ce cas l'italien suit d'ordinaire le latin, mais pas de manière systématique. On constate de nombreuses entorses à la "règle" qui privilégie l'accentuation "à la latine". On a par exemple OrFÈo et EuriDÌce alors que le modèle latin imposerait ÒRfeo ed EuRÌdice. Ainsi prononcé le nom des époux myhiques (Orphée et Eurydice en français) produirait en italien un effet "ridicule" (toujours selon R.Rossi).
En outre comment accentuer certains mots savants dont la graphie fluctue non seulement dans les dictionnaires corses mais également dans les dictionnaires italiens où certains accents ne correspondent ni au grec ni au latin? C'est le cas par exemple pour les nombreux "Darius" de l'histoire: ainsi on a en italien Dàrio (gr.Daréios, lat.Darìus).

L'Usage
L'animateur du site consacré au grec ancien (grecoantico.it ) conclut qu'en la matière il est sage de suivre en italien "l'usage courant", car:
  1. "En linguistique c'est l'USAGE qui dicte la NORME, et non l'inverse".
Au contraire, de manière surprenante, dictionnaires et grammaires proposent souvent un norme qui néglige ou ignore la réalité de l'usage. Par paresse, d'abord, car l'usage n'est pas toujours facile à appréhender. Par choix idéologico-démagogique aussi: il est plus facile et plus "populaire" de construire une norme du corse par rapport à des modèles extérieurs (mal connus), français et italien surtout.
La plupart du temps, le résultat est la stigmatisation abusive d'éléments qui sont non seulement dans l'usage courant mais parfaitement conformes au système du corse. Le but avoué est parfois de s'opposer à la norme de l'italien ou du français, ou de de s'écarter au maximum de tout modèle extérieur. On affiche donc une méfiance à l'égard de "l'usage", y compris dans des instances officielles comme notre Conseil de la langue corse nouvellement créé.
On exprime aussi ouvertement sa méfiance à  l'égard du travail des "linguistes", des "grosses têtes" (i capizzoni) qui énoncent des prescriptions parfois contradictoires. Dans le meilleurs des cas on appelle de ses vœux la production d'ouvrages "de référence", certes trop peu nombreux et partiels (le "reproche amical" m'avait été adressé lors de l'émission "Trà di noi" sur la radio bilingue locale), mais en même temps largement ignorés quand ils existent.
Sans trop attendre l'État Providence, les institutions locales ou l'homme providentiel (la chair est faible, hélas…), peut-être faudrait-il exploiter les données littéraires et linguistiques d'ores et déjà disponibles, en rompant avec une habitude qui est devenue le sport national normalisateurs corses: la condamnation injuste de structures majoritaires dans l'usage courant comme dans la meilleure littérature, notamment chez des auteurs volontiers encensés mais peu lus.

Le filtre du français: horreur ou moindre mal ?
On pourrait citer beaucoup d'exemples qui montrent que, sur le marché  (mondialisé?) de la Corse tout passe désormais à travers le "filtre" du français. Il n'y a (peut-être) pas lieu de s'en offusquer s'il est vrai que toutes les "CIVILISATIONS" se valent (même si elles ne sont pas toutes logées à la même enseigne...). Le phénomène atteint son paroxysme avec la prononciation "à la française" d'expressions latines, graphiquement "corsisées" de manière saugrenue (Associu À CAPPELLÀ: on sait que les mots latins n'étaient jamais accentués sur la dernière syllabe). Autrefois les fidèles prononçaient "le latin d'église" "à la corse" (DOMINUS VOBISCU… MAMME!)
La recommandation de suivre l'usage courant est raisonnable. Mais parfois l'usage courant … n'existe pas.
Que faire alors: suivre le latin, le grec, l'italien, le français, ou d'autres modèles? Comment "corsiser" les noms propres (on pourrait citer de nombreux ouvrages récents consacrés  à la mythologie grecque)? La question se pose aussi dans d'autres domaines: où mettre l'accent sur le correspondant corse de "Bosnie Herzégovine"?
En Italie on a observé qu'en face d'un "vide objectif" (lorsqu'il n'existe pas d'équivalent satisfaisant dans la langue "standard") les locuteurs étaient tentés de recourir à leur parler local, mais y renonçaient en raison du "terrorisme anti dialectal" pratiqué par l'école (M.Cortelazzo, Lineamenti di Italiano popololare). Je n'irai pas jusqu'à qualifier de "terrorisme anti-français" la répression abusive d'une expression corse traditionnelle. L'auteur cité rappelle la critique de Machiavel à l'Arioste. Ce dernier, dit-on, n'aimait pas les expressions de son parler "ferrarese" mais, ne connaissant pas le florentin, il les conservait… faute de mieux.
C'est aussi ce que font la plupart des Corses que la peur panique du gallicisme ne dissuade pas de parler leur langue. C'est ce que font même les auteurs de dictionnaires corses qui, faute de pouvoir indiquer une solution alternative, valident de nombreux termes tout en les qualifiant (à tort ou à raison) de "gallicismes".
Neuf fois sur dix la solution existe, dans l'usage courant ou littéraire corse. Mais à défaut les Corses se tournent –consciemment ou pas- vers la seule langue qui leur soit AUJOURD'HUI suffisamment connue et immédiatement accessible: le français. Parfois le gallicisme est détestable ou "ridicule" (ce qui ne tue pas, comme chacun sait). Parfois aussi le modèle français coïncide (étrangement?) avec la tendance populaire, "le génie" de la langue corse.
J'ai conscience qu'on pourra m'accuser ici de laxisme à l'égard de la pression du français, ou, dans le meilleur des cas, de "porter atteinte au moral des troupes" en relevant la carence des études corses, qui m'est d'ailleurs également (pour partie) imputable.
J'espère avoir l'occasion de revenir sur le sujet, toujours avec des exemples concrets et documentés.
Jean CHIORBOLI, 13 aout 2013





Commentaires

1.Posté par U sgiò tónicu le 19/08/2013 01:02 (depuis mobile)
Une graphie pour l'accent tonique (comme en portugais) serait un énorme progrès didactique. Certes l'orthographe retranscrirait alors les erreurs de prononciation de ceux qui ne la maîtrisent pas complètement, mais on gagnerait une référence.

2.Posté par Chiorboli Jean le 19/08/2013 14:24
"Une graphie pour l'accent tonique (comme en portugais) serait un énorme progrès didactique. Certes l'orthographe retranscrirait alors les erreurs de prononciation de ceux qui ne la maîtrisent pas complètement, mais on gagnerait une référence." (Posté par U sgiò tónicu le 19/08/2013 01:02 (depuis mobile)
Réponse:
Il n'y aurait pas d'inconvénient à marquer l'accent tonique à l'écrit pour le vocabulaire "traditionnel", à condition que chacun ait accès à l'apprentissage du corse, oral et écrit.
Concernant notamment le vocabulaire littéraire, scientifique et technique, ou les noms propres (noms des villes, de pays étrangers ou pas...), il n'existe pas d'ouvrages "de référence" qui indiquent de manière suffisamment fiable et raisonnée la place de l'accent tonique.
L'orthographe corse actuelle, malgré ses flottements, ne fonctionne pas trop mal (au moins aussi bien que pour nombre d'autres langues).
Tant qu'il n'y aura pas de norme mieux établie (et réfléchie), l'obligation de marquer l'accent tonique à l'écrit aurait un effet dissuasif, et une telle innovation ne ferait qu'accroître le flottement et les divergences.
Le vocabulaire de "culture générale" est estimé à 30.000 mots, et les dictionnaires ont entre 60.000 et 600.000 entrées; ils atteindraient le chiffre d'un million en incluant les termes techniques, scientifiques et médicaux (qui posent le plus de problèmes à l'écrit, surtout si le système est de plus en plus rigide).
La langue corse doit-elle se résigner à rester dans le domaine du passé, de la "tradition"?
Les auteurs corses doivent-ils se contenter du millier de mots "les plus usités", ou des "trois-mille mots du vocabulaire "fondamental"?
Pour l'heure la tâche la plus urgente consiste à organiser l'enseignement (primaire avant tout), la formation des maitres, et en même temps à produire des instruments de référence fiables, à améliorer le statut ainsi que la place du corse dans la vie publique.
Il n'existe pas de recette miracle. L'évolution du système éducatif français, avec notamment ses réformes orthographiques successives et avortées, devrait inciter à une meilleure prise en compte des réalités.

3.Posté par Chiorboli Jean le 20/08/2013 10:49
L'ORTHOGRAPHE M'A TUER !
Dans le but de faciliter la bonne prononciation de certains mots corses, "peut-être qu'une indication non obligatoire d'accentuation pourrait s'avérer utile" a déclaré un internaute.
OK, Ghjilormu Capirossi! D'autant plus que personne ne peut vous obliger à employer telle ou telle forme, ou bien vous l'interdire.
Les "GRAMMAR NAZIS" existent, bien sûr, mais ils sont si nombreux et leurs prescriptions si contradictoires qu'elles se neutralisent mutuellement. Un autre internaute (membre de notre groupe) observait récemment à propos des "capizzoni":
"Ah si toutes les "grosses têtes" se mettaient d'accord nous ne les ferions plus ces "fautes"!
Toute innovation a une première conséquence négative: elle introduit une nouvelle variation, mais peut s'imposer à condition d'être largement suivie, notamment par des auteurs reconnus. Concernant les innovations orthographiques, j'ai tendance à m'y conformer dès lors qu'elles acquièrent un statut collectif. Mais je reprends ma liberté individuelle si la variation persiste: c'est que l'innovation ne s'imposait pas, ou que sa mise en œuvre s'avère compliquée. C'est pourquoi toute innovation doit être mûrement réfléchie, voire consensuelle (ce qui est rare).
La variabilité dans ce domaine n'est pas propre au corse. L'Etat français, malgré d'énormes moyens (refusés aux "petites langues") ne parvient pas toujours à imposer des réformes orthographiques: la dernière a avorté et la "nouvelle orthographe" devient, officiellement, "orthographe recommandée". L'ancienne orthographe préconisait d'écrire "rÉglementaire", la nouvelle "rÈglementaire". Vous qui avez passé plusieurs années à (tenter de) maitriser l'orthographe, qu'en pensez-vous? Ne vous "prenez pas la tête": conformément à la décision de l'Académie française, « aucune des deux graphies [ni l'ancienne ni la nouvelle] ne peut être tenue pour fautive ».
"Les orthographes ne sont pas des normes immuables. Elles se construisent à partir de variantes, parfois nombreuses et, même si elles ont tendance à se figer avec le temps, elles ménagent toujours des espaces de variation potentielle" (http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=ELA_159_0309).
À propos du français J.P.Jaffré (CNRS) a aussi déclaré au journal "Libération":
"Comme linguiste mais également comme citoyen, je suis pour une LIBÉRALISATION DE L’ORTHOGRAPHE. Il faut accepter des variantes."
Cela vaut aussi –à plus forte raison- pour le corse. C'est même, à mon avis, la seule solution en l'état actuel de la situation socio-linguistique corse.