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Langue corse : Foire d'empoigne et bûcher des vanités


le Lundi 17 Décembre 2012 à 00:00

L'expression "foire d'empoigne" fait aujourd'hui référence à un lieu, à une situation où des adversaires s'opposent et tentent de s'arracher un avantage. A l'origine elle faisait allusion aux querelles entre "mâles en rut" désireux d'"empoigner" les jolies femmes (dictionnaire Reverso).



Langue corse : Foire d'empoigne et bûcher des vanités
Chez nous l'objet de la querelle est souvent la langue corse: chacun tente de "l'empoigner", de la posséder, de la travestir, de la camoufler sous les accoutrements les plus bizarres.
Le déguisement vise à débarrasser la langue des oripeaux qui la rendent "méconnaissable", de lui restituer une apparence plus "convenable". Ou plus juste, appropriée, seyante, orthodoxe, adéquate, harmonieuse, classique, traditionnelle... Ou (politiquement) correcte. Le Bûcher des Vanités
Malheureusement, le résultat est souvent contraire au but recherché, d'autant que chacun a sa propre conception de ce qui est corse ("sputicu"). Il s'agit essentiellement de gommer les traits qui semblent trop français, ou trop italiens, ou pas assez. Or la plupart des "normalisateurs" ne connaissent pas suffisamment ces langues dans leur diversité et leur évolution pour en faire un modèle. Nombre de structures apparemment "françaises" sont censurées pour "défaut d'italianité", alors qu'elles sont conformes notamment à l'italien ancien. La prise en compte raisonnée de l'usage corse (oral et écrit, ancien ou moderne) suffirait pour éviter les bévues les plus grossières. Or l'usage est le grand absent de toutes les grammaires, de tous les dictionnaires corses, et en général des publications qui visent à intervenir sur la langue pour la ramener dans le droit chemin.
Ainsi c'est l'usage dans son ensemble qui est voué aux gémonies par les censeurs, comme les condamnés à mort dans la Rome antique, ou au "Bûcher des Vanités" comme les livres immoraux à l'époque du moine prédicateur Jérôme Savonarole.

Sfarente: pas assez italien
Si le spectre du gallicisme est omniprésent, certaines formes sont condamnées uniquement parce qu'elles ne coïncident pas avec l'italien. Tel auteur (P.Colombani dans la revue "A Viva Voce") note que l'adjectif corse "sfarente" sous cette forme "n'appartient pas au lexique de sa région" et que l'emploi de "cet étrange vocable" a pour seul but "de se détacher de l'italien":
  1. "Sfarente. "Que nos lecteurs italiens (et même de nombreux Corses) ne se laissent pas épouvanter par cet étrange vocable. Il a fait fureur toutes ces dernières années durant lesquelles il était utilisé avec le sens de "differente". 
    ... 
    Alors, me direz-vous, pourquoi cet étrange succès? La réponse est à rechercher dans la volonté d'utiliser des termes considérés (à tort ou à raison d'ailleurs) comme plus authentiques, plus corses. En bref, il s'agit de se détacher de l'italien..."
Cette prise de position "étrange" n'a à ma connaissance suscité aucun commentaire, de la part même de certains auteurs qui emploient couramment l'adjectif incriminé. C'est le cas notamment de Pascal Marchetti (chez qui on relève aussi "sfarentezza"), collaborateur le la revue citée, et qui ne peut être suspecté d'italophobie. Il serait également "étrange" de critiquer le même emploi chez nombre d'auteurs comme R.Coti, G.Fusina, L.F.Marchetti, F.Ettori, M.Poli, A.Trojani, A.L.Massiani... On notera qu'il est attesté depuis longtemps: Massiani est mort en 1888, et M.Ceccaldi note dans son dictionnaire (1977) que "sfarente" est plus courant que "diffarente".
A côté de sferente, on trouve aussi disferente en corse (G.Leoni, cf. en italien disferenziare) ce qui permet d'expliquer cette variation comme une alternance bien connue des suffixes dis- et s-, par exemple dans scurdà, et discurdà.

Ce type d'alternance est d'ailleurs attesté en italien (scordare et discordare, DEI), les formations en s- étant considérées comme "un tipo di composizione toscana" (Rohlfs). C'est pourquoi on trouvera "étrange" de disqualifier l'emploi en corse de constructions objectivement très proches de l'italien ancien ou du toscan, au motif qu'elles s'éloignent de l'italien "officiel".
Mais qu'importe la réalité de la langue, pourvu qu'on ait l'ivresse de l'affirmation idéologique.

Imparfait trop gaulois et indéfinis pas assez singuliers
On trouve aussi ici et là dans certains ouvrages récents des remises en cause salutaires. L'emploi de l'indicatif au lieu du subjonctif dans "l'expression de l'hypothèse", jusqu'ici condamné dans toutes les "grammaires", est admis dans "La langue corse en 23 lettres" (Gaggioli):

  1. "Sì t'eri d'accordu, i pudariamu apre subitu i rigali: Contrairement à ce que l'on peut penser au premier abord, il n'est pas certain que cette troisième construction soit un gallicisme…"
Cependant la réhabilitation de cette construction est bien timide; et l'auteur cité se range en d'autres occasions du côté des pourfendeurs de gallicismes en énonçant pae exemple une règle abusive concernant l'emploi des indéfinis ("qualchì, calchì"):
  1. "Calchì peut signifier quelques ou quelque, mais veut toujours le singulier
Prudence, modestie, honnêteté
Nous observons depuis des décennies qu'il n'y a aucune raison de sanctionner les expressions citées, ainsi que beaucoup d'autres qui sont partie intégrante du corse. Si elles continuent d'être sanctionnées, c'est par ignorance, de l'usage d'abord (oral et écrit), ou parce que les grammairiens corses ignorent, volontairement ou pas, les travaux qui apportent des arguments contraires. Ou bien parce qu'ils ne peuvent résister au plaisir de "casser du gaulois" avant toute analyse. On a observé que la "foire d'empoigne est typique de ce qu'on peut trouver chez les politiques", mais pas seulement (http://www.expressio.fr/expressions/une-foire-d-empoigne.php ):
  1. "Chez les expressionautes aussi, comme moi d'ailleurs qui aurai ce soir la chance de leur arracher l'avantage de commenter la 1ère. Expressio.fr est donc un bon exemple d'une foire d'empoigne et pas des moindres. Il suffit en effet d'imaginer un obsédé empoignant, donc agrippant, non une rondeur féminine mais une expression(je dis bien une expression) passant à portée."
Suite au prochain numéro? (Appel aux internautes … éclairés)
La foire d'empoigne est donc aussi typique des "grammairiens" engagés, qui tirent vanité à être les premiers à condamner tout corps (apparemment ou effectivement) étranger à la langue, ou en se joignant à la meute, à hurler avec les loups pour condamner toute atteinte (réelle ou supposée) à la pureté originelle.
Langue corse: en même temps foire d'empoigne et "foire aux vanités". Le roman de Thackeray met en scène des personnages qui n'ont aucun scrupule à violer tous les principes moraux pour arriver à leurs fins. Dans le domaine de la "normalisation" forcée de la langue corse, tout se passe comme si la vanité suprême consistait à acquérir une réputation de savant, quitte à violer ou occulter l'usage qu'on prétend promouvoir.
Afin de ne pas en rester aux considérations génériques et aux déclarations d'intention, il serait utile de fournir aux personnes intéressées des exemples concrets. Les cas où un usage corse est condamné (parfois à tort) par les grammaires sont légion. Pour ne pas abuser de l'espace d'expression qui m'est concédé, je souhaiterais me limiter à donner mon avis sur les questions soulevées par les internautes. Afin que cette rubrique, si on veut bien considérer qu'elle a un intérêt, ne reste pas un monologue. "La langue est un objet trop sérieux pour qu'on la laisse aux seuls linguistes".
Ce serait une manière de permettre à chacun d'apporter sa contribution, directe ou indirecte, au moment où se mettent en place le "Conseil de la langue corse" et "L'Accademia Corsa di i Vagabondi".
ET IN CORSICA PAX HOMINIBUS BONAE VOLUNTATIS …

J. CHIORBOLI, Décembre 2012
 






Commentaires

1.Posté par Jean Chiorboli le 17/12/2012 08:02
Outre les questions indiquées dans l'article, certains amis internautes (Facebook) ont exprimé d'autres réserves sur la phrase de TROJANI::
a) l'emploi de <SCIMESCAMENTE>
b) l'orthographe <CUME (s'ellu..) au lieu de <CUM'È (s'ellu)

Sur ces 2 questions qu'en pensent les lecteurs: les choix de TROJANI sont-ils acceptables (indépendamment des autres formes éventuellement possibles) ?

2.Posté par Paul Colombani le 21/12/2012 15:48
Puisque je suis mis en cause à propos de « sfarente », qu'il me soit permis de répondre.
Il me semble que l'auteur de l'article n'a pas bien saisi ma pensée. J'ai choisi ce mot pour exprimer ma préoccupation devant l'attitude de certains qui, me semble-t-il, s'efforcent de créer un corse composite en prenant dans chaque région, dans chaque village des termes considérés (à tort ou à raison d'ailleurs) comme plus authentiques, plus corses  parce que s'éloignant le plus de l'italien standard. Je dis bien à tort ou à raison puisque, comme le fait remarquer le même auteur, ces variantes se retrouvent souvent en italien (ou dans les parlers régionaux italoromans). Il n'est pas question de condamner l'utilisation de « sfarente » en elle-même (je sais parfaitement que le mot existe), mais l'exclusion d'autres formes comme « diffe(a)rente ».
Je soulignais qu'on ne peut oublier une tradition latine et humaniste présente dans toutes les langues néolatines, dont le français et l'italien, et que nous avons tous absorbée au moins indirectement. On peut encore moins construire une langue néolatine en accumulant les particularismes.
Il serait trop long de reprendre ici toute l'argumentation d'A Viva Voce, je me contente de renvoyer les lecteurs intéressés au site http://www.wmaker.net/avivavoce/. Ils verront que « Sfarente » fait partie d'un tout. Je ferais simplement remarquer qu'on ne peut liquider un débat en parlant superficiellement de « foire d'empoigne ». Ou alors il faut bannir toute discussion et imposer une vérité officielle. Par ailleurs il est pour le moins désobligeant de tenter de déconsidérer l'interlocuteur en supposant qu'il n'agit que par folie idéologique (quelle idéologie?) ou par exhibitionnisme (c'est ce que laisse entendre l'expression « bûcher des vanités »).
En fait, la Corse souffre d'une insuffisance de débats sur des sujets cruciaux et chaque corse a le droit d'exprimer son opinion.
Ceci dit, je remercie l'auteur de l'article de sa leçon d'italien, langue que je ne possède sans doute « pas assez ».

3.Posté par Jean Chiorboli le 04/01/2013 11:20
Mon commentaire n°1 avait été tronqué, mais a été rétabli (avec quelques bizarreries d'origine probablement informatique).
Quant à ma réponse à la réaction de PC (Paul Colombani), elle a disparu, apparemment sans laisser de traces.
Tant pis, une nouvelle réponse n'apporterait probablement pas d'éléments nouveaux, sinon qu'il est rare qu'on se se sente personnellement et exclusivement mis en cause par ma chronique. En réalité elle concerne (comme les précédentes) l'ensemble des auteurs qui ont comme centre d'intérêt la langue et particulièrement la norme du corse (ce qui explique que je n'avais pas encore eu l'occasion de faire allusions aux interventions de PC).
Ceci dit je suis toujours ravi de lire des réactions (sur des faits linguistiques précis) de la part des auteurs cités, ou en général de tous ceux qui ont comme objectif de faire progresser la connaissance de la langue corse dans son ensemble (et pas seulement de celle de telle ou telle variété).
Pace & salute à tutti.
À PRESTU, O PÀ?

4.Posté par Jean Chiorboli le 04/01/2013 12:05
Concernant ma réponse à la réaction de Paul Colombani, on vient de me confirmer qu'elle a bien été publiée et lue (avant sa disparition malencontreuse).
A ce sujet Patrick Croce, acteur culturel engagé (au bon sens du terme) et surtout professeur de langue corse, a tenu à me faire part de quelques réflexions qu'il me semble utile de publier ici (avec son accord bien sûr).

"Pace è salute !
(A to risposta***) l'aghju letta ma micca salvata......
Sò d'accunsentu cùn ciò chè tù dici di sta manera chè n'avemu di circà un sputicu di pettu à altre forme.... aspessu a riflessione hè più ligata à l'identità individuale ch'à a linguistica, a cumunicazione o ancu l'indentità cullettiva,
...quandu scrivu o quandu parlu mi piace à esse inde una parlata chì mi piace, aprudendu aspessu e forme di i mei, ma aspessu pigliu altrò, ùn m'interdiscu micca, è soprattuttu, ciò ch'o facciu eo ùn pretendu micca d'imponelu à l'altri, di fanne regule, avemu patutu troppu è si cuntinueghja à pate inde a scola per u francese di l'usu bellu, di l'ortograffia scema....
...
averemu l'occasione di turnà à parlanne...averaghju forse qualchì esempii, pigliati inde e mo scole, di a sterilità di vulè impone una norma ch'ùn esiste mancu à zitelli chì dumandanu solu una basa è assai tullerenza."

Patrick Croce, dont on connaît la modestie, me fait l'amitié de réagir par l'intermédiaire de messages privés. Mais je pense que les débats (CONSTRUCTIFS) de ce genre gagnent à être portés à la connaissance du public intéressé, de manière honnête et transparente.
Ils seront toujours les bienvenus de la part des lecteurs (cités ou pas dans mes chroniques), dès lors que le but est clairement annoncé.
J'en profite pour remercier CORSE NET INFOS de la place qu'il veut bien continuer à m'accorder dans ses colonnes.