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Le racisme en Corse : Quotidienneté, spécificité, exemplarité


Damien Bianchi le Dimanche 27 Décembre 2015 à 18:28

CNI a publié il y a un an et demi - c'était en Juin 2014 - une analyse sur l'ouvrage de la sociologue Marie Peretti-Ndiaye qui analyse les diverses manifestations du racisme en Corse dans un ouvrage tiré de sa thèse de doctorat. C'est peut-être la bonne occasion de le redécouvrir



Le racisme en Corse : Quotidienneté, spécificité, exemplarité


La Corse est-elle raciste ? Les Corses sont-ils plus racistes qu’ailleurs ? Le racisme et la violence sont-ils profondément enracinés dans la culture corse ? Le débat public tourne souvent autour de ces questions tout autant allusives qu’inextricables. C’est un regard plus complexe et minutieux que pose la sociologue Marie Peretti-Ndiaye sur le racisme en Corse dans un ouvrage tiré de sa thèse de doctorat dirigée par Michel Wieviorka.
L’universitaire tente de dépasser la faiblesse des cadres d’analyses généralement mobilisés en s’appuyant sur une « sociologie compréhensive » qui prend au sérieux la parole des acteurs et rend compte de leurs expériences concrètes. Le racisme présent en Corse est moins perçu comme attaché à des structures culturelles qu’à des conjonctures socio-économiques ou politiques.

« Le racisme désigne un ensemble complexe qui englobe discours, pratiques et représentations caractérisés par une tendance, rarement neutre, à naturaliser des différences, réelles ou supposées. »

Dans un premier chapitre, la sociologue opère une déconstruction de ce qu’elle identifie être la « matrice discursive » du débat public en revenant sur les évènements de la période 2002-2010 : affrontements interethniques, plastiquages de commerces et habitations appartenant à des « maghrébins», drapeau marocain brulé, foyer de travailleurs migrants et lieux de culte dégradés, incidents lors de matchs de football, bombages ou commentaires sur les réseaux sociaux…

L’analyse des débats publics montre une mise en conflit entre une pluralité d’acteurs nationaux et locaux dont la finalité est la qualification du problème, ou pour le dire autrement, la clôture de la problématique acceptable. La Corse est souvent présentée comme un lieu du racisme. Marie Peretti revient sur le rôle flou des acteurs institutionnels et politiques adossés au pouvoir d’Etat qui en se basant sur des statistiques controversées, notamment les rapports du CNCDH*, ont contribué à ancrer l’image du racisme en Corse et ont pu légitimer en retour des politiques répressives.

Cette problématisation du racisme  qui tend implicitement à en faire un trait spécifique des Corses est également reprise par les médias nationaux. Pour étayer cette thèse c’est souvent le cadre explicatif d’un lien entre racisme et nationalisme corse  qui est alors mobilisé. Si la sociologue admet que certaines thématiques nationalistes comme la « disparition du peuple corse » ou la focalisation sur la question migratoire peuvent aboutir à des formes radicales de rejet, elle récuse clairement ce lien en s’appuyant sur la complexité et l’hétérogénéité de cette mouvance ainsi que ses récentes recompositions débouchant sur de nouveaux discours d’ouverture et une volonté d’inscription dans le champ politique d’individus appartenant à des groupes minorisés.

« C’est donc le thème du racisme anti-corse qui est finalement réactivé dans l’espace des débats insulaires, clôturant toute pensée des manifestations de rejet à l’encontre des minorités »

Ces différentes représentations nationales sont perçues par nombre d’acteurs locaux comme une forme de stigmatisation et entraînent immanquablement des réactions de défense. Elles doivent être aussi interprétées dans un rapport historique conflictuel d’une périphérie par rapport à un centre où l’enjeu est de dénoncer le racisme de l’Autre c’est-à-dire de se présenter comme la minorité stigmatisée. Certains acteurs associatifs, regroupés sous la dénomination « les chantres du racisme anti-corse » en profitent pour assimiler tout rejet du racisme en stigmatisation des insulaires et délivrent un discours pouvant en retour contenir des thématiques racistes.

Pour la sociologue, le débat public s’avère « mitigé en terme de performance ». Si les mobilisations locales de rejet du racisme ont permis de diminuer les actes de violence, elles s’avèrent de courte durée et le discours anti-raciste, loin d’être la norme, ne trouve aucun débouché politique. De même, renforcer les stéréotypes en insistant uniquement sur les apparitions violentes du racisme laisse de côté des représentations et des pratiques plus insidieuses et quotidiennes. Pour en rendre compte, Il faut accorder une importance à l’expérience des individus minorisés, ce qui constitue l’originalité de ce travail universitaire.            

Une discrimination et une ségrégation cachées

« Un racisme quotidien, diffus, baigne aujourd’hui en Corse l’expérience des acteurs, déborde largement le cadre de l’idéologie nationaliste et favorise l’existence de frontières, de pratiques discriminatives et ségrégatives favorables, sous certains aspects, aux membres de l’endogroupe « les Corses » ».

C’est en s’appuyant sur les expériences – forcément plurielles – des individus minorisés ou des auteurs de racisme  que l’universitaire met en évidence les discriminations liées à l’origine ethnique. Sur les lieux de travail, les « maghrébins » rapportent des situations de vexations fréquentes liées aux différences de salaires, aux difficultés à être déclaré ou à se faire payer les heures supplémentaires ainsi « qu’au déni de reconnaissance et l’impossibilité de lier des relations autres qu’utilitaires avec leurs employeurs. » Paradoxalement, ils se sentent peu discriminés lors de l’embauche, phénomène relative à la micro-structuration du marché de l’emploi local où ils occupent des places peu concurrentielles (manœuvres dans l’agriculture, le BTP ou le tourisme). A l’inverse, ils sont plus fréquemment cible de violence lorsqu’ils tentent d’occuper les secteurs d’emploi en concurrence avec ceux qui se définissent comme les « Corses » (artisanat ou commerce).
 
Les discriminations à l’accès au logement sont également présentes et soumises à des logiques de compétition entre les différents groupes. L’urbanisation et la littoralisation de la population insulaire depuis les années 60 ainsi que la part des résidences secondaires et le tourisme ont contribué à mettre fortement en tension le marché du logement. Cela a notamment renforcé les tensions au sein de ces zones concurrentielles. Comme pour l’emploi, l’accès au logement est soumis aux appartenances étroitement liées aux logiques clientélaires, ce qui favorise les individus inclus par la filiation ou l’alliance dans les maillons de l’interconnaissance. Le refus de louer aux « maghrébins » contraint les primo-arrivants à l’occupation des logements insalubres des centres villes, et de fortes tensions sur les logements non-insalubres des villes. Alors que les politiques urbaines tendent à renforcer une faible mixité sociale, les discriminations « contribuent à façonner l’espace corse et à établir une distance spatiale entre « Corses » et « Maghrébins » ».

« Partout la même « barrière invisible » semble diviser l’espace, partout les différents professionnels expriment une même incompréhension, un même refus de voir là une expression du racisme. »

La ségrégation spatiale et temporelle qui en découle aboutit chez les acteurs à une intériorisation d’interdits comme des refus de fréquenter différents lieux (cafés, plages, loisirs…), de sortir à partir de certaines heures et ce d’autant plus que les personnes sont âgées.  « Ne pas chercher de problème –véritable leitmotiv des entretiens – c’est souvent s’accepter de s’invisibiliser par des pratiques spécifiques ». L’espace social semble alors divisé en lieux ouverts ou fermés, interdits ou autorisés.
 
Considérés comme « non-Corses », souvent renvoyés à leur extériorité, les individus minorisés n’ont pas la légitimité pour prendre la parole dans l’espace public. L’accès à l’arène publique délibérative, qui est souvent le préalable à la problématisation politique, reste cloisonné à certaines catégories de personnes. Dans ce contexte spécifique, les manifestations de racisme apparaissent « difficiles à combattre »  ce qui éclaire « les difficultés de l’action antiraciste ».

Clientélisme, conservatisme et post-colonialisme

Le dernier chapitre tente de cerner la spécificité de ce racisme et d’en proposer quelques ressorts explicatifs. Marie Peretti reprend la typologie de son directeur de thèse Michel Wieviorka. Un « racisme éclaté » apparaissant le plus proche des observations du terrain se définit par un racisme non-négligeable mais n’ayant pas encore trouvé de transcription dans le champ politique.

« Les conditions historiques mais aussi sociales et économiques dans lesquelles s’inscrit, aujourd’hui en Corse, le quotidien des individus minorisés paraissent particulièrement propices au développement du racisme ».

En revanche, si le lien entre racisme et politique est inexistant, les vecteurs du racisme sont à rechercher dans une forme de conservatisme latent définit « en tant que réalité philosophique et idéologique (…) visant à la reproduction ou maintien des formes sociales de la vie collective ». Marie Peretti évoque des « traces d’un racisme conservateur hybride ». Son hétérogénéité qui en fait sa spécificité joue sur différents registres. Tout d’abord, un registre local qui vise au maintien de rapports de pouvoirs traditionnels et des positions socio-économiques menacées par la mise en concurrence. Ainsi, « en consacrant les places et rôles liés à l’affiliation à une famille ou un parti, ce conservatisme exclut les nouveaux venus ». Il s’hybride notamment avec un « conservatisme républicain français » qui teinte le débat national et dont les acteurs locaux peuvent se saisir pour fustiger le laxisme de l’Etat face aux diversités culturelles. Enfin, à l’échelle globale, il prend la figure d’un conservatisme civilisationnel des racines chrétiennes contre le danger de l’islam.
 
Ces différents registres s’entremêlent mais convergent tous vers « la stigmatisation des Maghrébins sous couvert de participation au jeu démocratique ». C’est toujours la même logique de naturalisation des différences qui est à l’œuvre dont la fonction serait surtout de légitimer des inégalités dans des zones de tensions très concurrentielles (accès à l’emploi, au logement, à la qualification, à l’espace politique…). Face aux inquiétudes, le racisme constitue ainsi un « véritable système d’explication du monde et de ses inégalités [et] contribue à conjurer ces menaces en leur donnant visage humain. »

Ce livre dense et complexe - surtout pour des personnes peu habituées aux travaux sociologiques –  est déjà en soi un petit évènement. Les sciences sociales sur la Corse, abondantes en histoire ou en anthropologie, ont principalement pris pour objet une société insulaire qui n’existe plus. La sociologie, qui s’est constituée en « science » il y a moins de deux cent ans avec l’apparition de la démocratie moderne, y reste une discipline naissante et ne compte que quelques travaux. En s’inscrivant dans ses tendances les plus actuelles, ce travail sociologique renforce la réflexivité sur les pratiques sociales d’un territoire en recomposition rapide, et peut se révéler par certains aspects comme – osons le mot – une critique sociale. Loin des grands modèles d’analyse, c’est dans la complexité et la pluralité explicatives que Marie Peretti cherche à comprendre la société dans un travail de qualité qui ne laisse plus la possibilité d’un regard naïf et simplificateur sur la question du racisme en Corse. 
 
* Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme
 

Le racisme en Corse : Quotidienneté, spécificité, exemplarité
Marie Peretti-Ndiaye est docteure en sociologie et membre associée au Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (CADIS) de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Elle enseigne actuellement la sociologie à l’université Paris-Est-Créteil.
 
Le racisme en Corse, Quotidienneté, spécificité, exemplarité, Marie Peretti-Ndiaye  - Thèse de sociologie réalisée sous la direction de Michel Wieviorka, soutenue le 5 janvier 2012 à l’EHESS. Editions Albiana. 360 pages. Paru en 05/2014 ; ISBN 2824105062

 

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