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Corse, une "identité pauvre ?"


Jean Chiorboli le Vendredi 20 Mai 2016 à 17:44

Voici ce qu’on lit dans un blog qui tend à tourner en ridicule le débat (récent mais non encore clos) sur l’identité nationale (française) : «Le drapeau et l’hymne national : ah oui, pour être français, il faut connaître tous les couplets de la Marseillaise ! Ce sera la nouvelle épreuve obligatoire du bac 2010. Peu importe qu’elle nous incite à prendre les armes, à égorger les étrangers, elle fait partie de notre histoire ; et un Turc qui se veut français doit pouvoir chanter la Marseillaise lors d’un match BO-Cardiff, c’est la règle. Quant au drapeau, je ne comprends pas pourquoi on n’oblige pas tous ceux qui n’ont pas « de vraies têtes de Français » à le coudre sur leur manteau. Ça serait une marque d’appartenance à la Nation, non ? J’aime ce pays qui m’a accueilli et fait sien, je le revendique. Peut-être un petit côté nazi, certes. Mais on est dans le débat sur l’identité nationale, alors un peu plus ou un peu moins…» (1)



Question de drapeau, d'hymne national, de langue aussi. L'écrivain Bernard Henri Lévy, lui,  se dit écoeuré par les «patois» et tout ce qui a un gout de terroir:
«Bien sûr, nous sommes résolument cosmopolites. Bien sûr, tout ce qui est terroir, bourrées, binious, bref franchouillard ou cocardier, nous est étranger, voire odieux.»
«Les patries en tout genre et leurs cortèges de vieilleries me dégoûte au dernier degré : tout cela n’est qu’un repli frileux et crispé sur les identités les plus pauvres. Parler patois, danser au rythme des bourrées, marcher au son des binious… tant d’épaisse sottise m’écœure.» 2
On peut partager le dégout de l'écrivain pour tout ce qui est «franchouillard ou cocardier», cependant on a du mal à admettre l'allusion aux «identités pauvres»: un tel jugement semble relever d'une forme de complexe de supériorité.
Bien sûr on peut toujours jouer sur la polysémie du mot «identité» et ses différentes acceptions. Mais opposer les identités «pauvres» aux identités «riches», les «langues» aux «patois», voilà qui pourrait être mal interprété par qui n'a pas la subtilité de Bernard Henri Lévy. Cela pourrait rappeler certains propos sur l'inégalité des «civilisations» de l'ex-ministre de l'intérieur Claude Guéant, qui avait affirmé que «toutes les cultures ne se valent pas» et qu'«il y a des civilisations que nous préférons»:
« Toutes les civilisations, toutes les pratiques, toutes les cultures, au regard de nos principes républicains, ne se valent pas »3.

 

Diodore De Sicile & Strabon
Les propos que nous venons d'évoquer ne visaient pas explicitement la Corse, qui a fait l'objet des jugements les plus divers et parfois opposés, depuis l'antiquité. Parmi les auteurs anciens, Diodore de Sicile (1° siècle avant JC) observe que les Corses, qui «parlent une langue étrange et fort difficile à comprendre», ont un admirable esprit d'équité et de justice. Au contraire Strabon, un autre historien grec de la même époque, juge que le pays est «affreux» et les habitants « farouches comme les hommes des bois ou abrutis comme les bestiaux »4.

André Gide & Angelo Rinaldi
Les jugements négatifs persistent jusqu'à l'époque contemporaine.
« Selon l'ignoble André Gide, la Corse serait une terre de pédérastie et de prostitution» a récemment rappelé Magà Ettori 5 en citant le second tome du « journal » de l'écrivain: « A Calvi, toute la population masculine, petits et grands, se prostitue. Le mot est du reste inexact, car il semble y entrer moins de désir de profit que de plaisir. Les petits garçons, dès l’âge de huit ans, assistent aux ébats amoureux des aînés avec les étrangers qui les emmènent sur la plage, dans les rochers ou sous les pins ; ils surveillent les alentours, donnent l’alerte en cas d’approche inquiétante, se proposent eux-mêmes ou s’amusent de leur côté, en voyeurs»6 (André Gide, 1930).
Dans un article du Nouvel Observateur (aout 2000) Angelo Rinaldi de l'académie (française) a parlé de son île natale (la Corse). La langue corse n'existe pas, disait-il, puisqu'il ne s'agit que de tradition orale. :
 « D’un bout à l’autre d’un département moins peuplé que le XVe arrondissement de Paris, on n’a guère en commun qu’une certaine façon de siffler les chèvres [...]. Du point de vue du langage, c’est un peu court pour affronter le XXIe siècle ou utiliser un ordinateur ».
Angelo Rinaldi est « un corse à qui on a suffisamment inculqué le nationalisme français pour qu'il soit xénophobe à l'encontre de son propre peuple»  commente le lecteur d’un article récemment publié, « au moment où l'assemblée territoriale corse est dirigée par des indépendantistes et alors que l'on y fait des discours en corse…»7

Christophe  Barbier & Rousseau
On pense à « l’intolérable éditorial de Christophe Barbier »8 pour qui la Corse ne serait qu'un « confetti encombré de chèvres et de châtaignier s»9. La boucle est ainsi bouclée, provisoirement car d'autres propos excessifs suivront demain comme ce fut le cas hier. «La France n'aime pas ses accents» ni les autres langues autres que le français : leur survivance «dérange profondément dans un pays comme la France, qui s'est construit en agrégeant, parfois par la force, des peuples issus de cultures et de langues différentes. Visiblement, notre tradition jacobine n'est pas morte» (France Info10)


Bien entendu d'autres grands écrivains ont fait entendre un autre son de cloche, par exemple Jean-Jacques Rousseau (1762), un « philosophe au service d'un peuple » qui a salué « la valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple [corse] a su défendre et recouvrer sa liberté »11.
Entre un Christophe Barbier et Jean-Jacques Rousseau observe Gilles Simeoni, président du conseil exécutif de Corse, « on se demande bien de qui l'Histoire retiendra le nom et le jugement »12.
Le problème est qu'aujourd'hui le vacarme des médias tapageurs couvre la voix des penseurs et des philosophes, qui eux-mêmes ne résistent pas toujours à la tentation des amalgames blessants et outranciers comme nous l'avons vu.

Morvan, Lebesque & Montesquieu
Aux caricatures des « identités pauvres » évoquées plus haut on opposera pour finir un texte sur «la découverte ou l'ignorance» de sa propre identité, popularisé par le groupe breton « Tri Yann » et inspiré par Morvan Lebesque, chroniqueur au « Canard enchaîn é».
« Le breton est-elle ma langue maternelle ? Non : je suis né à Nantes où on ne le parle pas.
Est-ce que je le parle ? Rarement, et pas assez bien pour l’écrire.
Suis-je même breton ? Vraiment, je le crois et m’en expliquerai. Mais de « pure race », qu’en sais-je et qu’importe ?
– Vous n’êtes donc pas raciste ?
– Ne m’insultez pas.
– Séparatiste ? Autonomiste ? Régionaliste ?
– Tout cela, rien de cela. Au-delà.
– Mais alors, nous ne nous comprenons plus. Qu’appelez-vous breton ? Et d’abord, pourquoi l’être ?
Question nullement absurde. Français d’état-civil, je suis nommé français,
J’assume à chaque instant ma situation de Français ; mon appartenance à la Bretagne n’est en revanche qu’une qualité facultative que je puis parfaitement renier ou méconnaître.
Je l’ai d’ailleurs fait. J’ai longtemps ignoré que j’étais breton. Je l’ai par moment oublié.
Français sans problème, il me faut donc vivre la Bretagne en surplus ou, pour mieux dire, en conscience : si je perds cette conscience, la Bretagne cesse d’être en moi ; si tous les bretons la perdent, elle cesse absolument d’être.
La Bretagne n’a pas de papier. Elle n’existe que dans la mesure où, à chaque génération, des hommes se reconnaissent bretons.
A cette heure, des enfants naissent en Bretagne. Seront-ils bretons ?
Nul ne le sait.
A chacun, l’âge venu, la découverte ou l’ignorance»13
Ce texte réédité sous plusieurs formes garde toute son actualité, on ne saurait trop recommander de le lire et de le relire. Il suffit (beaucoup l'ont déjà fait) de remplacer
« breton » par « corse » ou par une expression rapportée à toute autre « identité pauvre ». On pense à ce Persan de Montesquieu qui suscite l'émoi des Parisiens par le simple fait de porter un habit persan. «C hose Admirable! » Aussi admirable en effet qu'un Corse qui parle corse, d'autant plus s'il s'agit d'un discours en corse du président de l'assemblée de Corse...
Et c'est sans doute la même réminiscence littéraire qui explique le titre du livre de Morvan Lebesque:
« Ah ! ah ! Monsieur est Persan ? c'est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan? » (Montesquieu, «Lettres Persanes»).

                                                                                                           Jean Chiorboli, mai 2016
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*Références

1)              http://unmondepresquerose.mabulle.com/index.php/2009/11/10/191151-comment-peut-on-etre-persan-debat-sur-l-identite-nationale
2)               Bernard Henri Levy, Le Globe et L’Idéologie française, 1981, pp. 212-216
3)               http://www.lemonde.fr/election-presidentielle-2012/article/2012/02/05/claude-gueant-declenche-une-nouvelle-polemique_1639076_1471069.html
4)               https://www.pourlesnuls.fr/catalogue/1616-langues/1619-langues-europeennes/le-corse---guide-de-conversation-pour-les-nuls-EAN9782754018432.html
5)               https://magaettori.wordpress.com/tag/andre-gide/
6)               http://www.lexpress.fr/informations/andre-gide-gloire-et-bonheur-du-pederaste_623646.html
7)               http://www.robert-grossmann.com/blognotes/index.php?post/2015/12/18/la-langue-corse-vue-par-un-Corse-%C3%A9minent
8)               http://ostau-occitan.org/lintolerable-editorial-de-christophe-barbier-ou-les-consequences-de-linegalite-des-langues/?lang=fr
9)               http://www.lexpress.fr/actualite/politique/les-corses-opteront-ils-pour-le-suicide-en-reclamant-l-independance_1747866.html
10)            http://www.franceinfo.fr/emission/l-actu-des-regions/2012-2013/la-france-n-aime-pas-ses-accents-02-03-2013-08-50
11)            https://www.pulaval.com/produit/un-philosophe-au-service-d-un-peuple-rousseau-et-son-projet-de-constitution-pour-la-corse
12)            https://www.facebook.com/gillessimeoni/
13)            http://www.babelio.com/livres/Lebesque-Comment-peut-on-etre-breton--Essai-sur-la-democra/66690